Albert Camus et Simone Weil : deux destinées bien différentes mais aussi des affinités intellectuelles, politiques et syndicales. Et un regard convergent sur le travail, qui vit Camus ?uvrer à la publication des ?uvres de Simone Weil.
Il est utile de rappeler le rôle qu’Albert Camus joua dans la publication et la diffusion des œuvres de Simone Weil. Camus publia de son vivant chez Gallimard, avec le soutien de la famille de la philosophe, sept titres, le volume des Écrits historiques et politiques qu’il avait préparé ne sortant des presses en 1960 que quelques mois après sa mort. Cet engagement sans précédent au service d’une œuvre résultait de la rencontre que Camus avait faite, grâce à Brice Parain et à Nicolas Lazarévitch, avec le manuscrit de L’enracinement écrit par Simone Weil en Angleterre pendant la guerre pour reconstruire la France après la Libération.
- Des expériences communes du monde du travail -
Malgré des divergences certaines entre les deux personnages, on peut pointer des affinités intellectuelles, politiques et syndicales et reconnaître leurs expériences communes du rapport au travail. Chez Simone Weil, ce fut le travail ouvrier choisi volontairement en ce qu’il cristallisait l’analyse du monde contemporain. Chez Camus, ce fut d’abord la nécessité qui le conduisit à effectuer de nombreux « petits boulots » et emplois précaires (travaux administratifs divers, enseignement dans le privé...) avant qu’une carrière de journaliste engagé ne soit interrompue politiquement en Algérie, le condamnant à l’exil en métropole. Il y a là une expérience de la précarité et du chômage autant qu’une expérience de la pauvreté vécue dans son milieu familial que Simone Weil, de son côté, a croisé lors de rencontres dans son expérience ouvrière. Issu d’un milieu très simple, Camus côtoya aussi le milieu ouvrier dans la tonnellerie de son oncle ou lors de son engagement dans le Parti Communiste algérien : il a pu dire que son enfance a pesé sur sa vie comme sur son œuvre.
Mais avec cette pudeur méditerranéenne qui le caractérisait, Camus ne s’est pas fait le récitant direct de cette condition, sauf, tardivement de façon littéraire, dans la nouvelle « Les Muets. » De même il n’a que peu parlé de Simone Weil, mais toujours de façon chaleureuse. « Le plus grand, le plus noble livre qui ait paru depuis la Libération s’appelle La Condition ouvrière de Simone Weil » indique-t-il dans une chronique de L’Express du 13 décembre 1955, près de cinq après la parution du livre. Et il rappelait qu’ « on pouvait déjà y lire que le monde ouvrier, par les conditions mêmes du travail en usine, était un monde solitaire et privé d’espoir immédiat ». A la parution de l’ouvrage en 1951, près de 15 ans après sa rédaction, Camus s’exprimait au présent pour présenter le travail de Simone Weil : « La condition de l’ouvrier est une des plus injustes dans le monde moderne. Non seulement il est victime d’une iniquité matérielle : travail exténuant pour un salaire relativement minime - mais encore d’une iniquité morale, à savoir le manque d’intérêt de ce travail ». Le travail aux pièces prive l’ouvrier de la « joie de la création qui serait la seule et efficace compensation ».
Et Camus rappelle que Simone Weil entendait vivre avec son expérience ouvrière « sa misère et ses peines », mais aussi « la solidarité, l’amitié et le dévouement ». Ce sont ces mêmes termes qui sont employés souvent par les « Amis du Livre » qui témoignèrent dans une petite brochure parue au lendemain de la disparition de l’écrivain. Typographes, linotypistes, correcteurs ou même journalistes se souvenaient avec émotion d’un Camus descendant au marbre ou prenant un verre ou un café avec eux, prolongeant ou suscitant des discussions que le positionnement du journal Combat né de la Résistance entendait avoir à la Libération au sein des familles, et des enjeux politiques et économiques. Et on peut légitimement penser que Camus partageait l’analyse de Simone Weil d’ajouter aux « deux formes traditionnelles de l’humanité » une troisième : « l’oppression par la fonction ». Il utilisera ses analyses dans L’Homme révolté.
Les textes de Camus sur le monde économique, industriel ou ouvrier sont rares. Camus n’élude cependant pas ces questions qui faisaient partie de la vie de l’Algérie au moment où il collaborait au quotidien Alger républicain. Dès son premier article, le ton est donné : « On peut se demander s’il (l’accroissement du salaire) correspond à une augmentation réelle du bien-être de l’ouvrier moyen ». Le rapport au travail n’est donc pas simplement une question d’argent. Et la reconstruction économique de la France au lendemain de la guerre était aussi une préoccupation du quotidien Combat, à la vie duquel il a largement contribué. On trouverait donc dans les articles qu’il a donné à ces journaux des notations plus ou moins développées et on rappellera plus particulièrement sa grande enquête Misère dans la Kabylie publiée dans Alger républicain.
- Création et travail -
Cependant l’écrivain aborde explicitement et de façon plus développé ce thème du travail dans trois des trente cinq chroniques qu’il a données peu après la création de L’Express entre le 14 mai 1955 et le 24 août 1956. « Sans travail, toute vie pourrit. Mais sous un travail sans âme la vie étouffe et meurt », déclare-t-il, en passant, dès sa première chronique. « N’est-ce pas alors le véritable effort d’une nation de faire que le plus possible de ses citoyens aient le riche sentiment de faire leur vrai métier et d’être utiles à la place où ils sont ? » Dans une liaison entre création et travail, Camus souhaite que « le travail retrouve ses racines, que la création redevienne possible, que soient abolies enfin les conditions qui font de l’un et de l’autre un servage intolérable ou une souffrance vaine et dans les deux cas un malheur solitaire ».
Dans cette perspective, les deux chroniques du 25 novembre et du 13 décembre 1955 sont explicitement consacrées à la classe ouvrière et toutes les deux placées dans le sillage de l’œuvre de Simone Weil. La première porte le titre Les déracinés - qui lui est manifestement emprunté autant qu’à Maurice Barrès, la seconde cite nominativement la philosophe pour en faire son éloge. Sous le feu de l’actualité, la question y est abordée sous deux angles différents : le premier plus politique, le second plus sociologique.
Deux raisons amènent Camus à se réjouir le 23 novembre 1955 de l’extension d’un accord conclu chez Renault à l’ensemble de la métallurgie. L’accord « apporte quelques adoucissements à la condition ouvrière » et il a été obtenu sans le recours à la grève. Cependant « une sécurité accrue, quelques jours de loisirs, la misère atténuée », s’ils ne sont pas dénués d’intérêt, ne sont que des remèdes et des « avantages provisoires ». Car cela ne résout le problème de « l’exil intérieur qui sépare des millions d’hommes de leur propre pays ». Camus constate en 1955 que les ouvriers français n’ont plus le sentiment d’appartenir au corps de la nation. Il faut, de son point de vue, mettre en place une « réintégration » par l’abolition du salariat en faisant participer les syndicats à la gestion du « revenu national. » Mais, ce principe posé, Camus n’entre pas dans les détails de sa mise en place. « La liberté se définit ici par la propriété du travail mis au service d’une communauté de justice et d’espoir ».
Espoir est un maître-mot chez Camus et se conçoit par opposition à la prégnance du nihilisme ambiant. C’est aussi le nom de la collection qu’il dirige chez Gallimard à partir de 1946 et dans laquelle il a publié Simone Weil !
La chronique du 13 décembre 1955 introduit en quelque sorte l’enquête que Beatrix Beck doit publier dans L’Express. « Je défie en tout cas qu’on puisse lire ces pages sans honte et sans révolte ». « Le malheur ouvrier est le déshonneur de cette civilisation ». Camus suggère qu’on porte remède « sans délai » en s’attaquant aux causes et aux effets. Dans les causes, il reprend son idée de participation au revenu national sans apporter de précisions complémentaires, et demande aussi qu’on fasse « droit à cette soif de comprendre » sa tache qu’a en lui tout ouvrier. Et il insiste sur l’urgence de s’attaquer aux effets avant que l’étranger ne vienne résoudre les problèmes.
Déjà en 1949, à la parution de L’enracinement Camus soulignait la pertinence de l’analyse de Simone Weil rappelant que les « besoins de l’âme » (l’homme ne se nourrit pas simplement de pain) comportent également « l’ordre, la liberté, l’obéissance, la responsabilité, l’égalité, l’honneur, etc. ». On trouverait ces traits comme ceux de solidarité, d’amitié et de dévouement dans les portraits que Camus trace du monde du travail dans ses fictions littéraires. C’est une autre façon de se placer « sous le signe de la liberté » (titre de la chronique du 8 octobre 1955), combat prioritaire de l’intellectuel selon Camus. C’est sans doute aussi ce qui créée aux yeux de Camus, comme il l’écrit en 1953, cette « solidarité essentielle » entre le « travailleur et l’artiste ».
Albert Camus en quelques dates 1913 : 7 novembre : naissance à Mondovi (Algérie) 1936 : diplôme d’études supérieures de philosophie sur Plotin et Saint Augustin 1938-1940 : journaliste à Alger républicain 1942 : publication de L’Étranger et du Mythe de Sisyphe chez Gallimard 1944-1947 : — éditorialiste au quotidien Combat — Le Malentendu pièce de théâtre 1947 : La Peste 1951 : — L’Homme révolté, rupture avec Jean-Paul Sartre — expériences de travail ouvrier de décembre 1934 à août 1935 1956 : La Chute 1957 : Prix Nobel de Littérature 1958 : Actuelles III (Chroniques algériennes) 1960 : 4 janvier : décès dans un accident de voiture, dans l’Yonne
Quelques écrits1- D’Albert Camus La plupart des œuvres de Camus (fiction, théâtre, essais) sont disponibles dans la collection de poche Folio (Gallimard). La collection de La Pléiade chez Gallimard a réuni récemment ses Œuvres complètes en quatre volumes (2006-2008). 2- De Simone Weil Publiés chez Gallimard par Albert Camus, deux des ouvrages de Simone Weil sont disponibles en collection de poche : La condition ouvrière, Paris, Gallimard, collection Folio-essais, n°409. L’enracinement, Paris, Gallimard, collection Folio-essais n°141.
Sur Camus et Simone Weil « Albert Camus et Simone Weil », Cahiers Simone Weil, II, « Regards sur l’histoire immédiate », n°1, mars 2006 ; IV, « L’innocence, le mal », n°3 septembre 2006. Robert Chenavier, Simone Weil. L’attention au réel, Paris, Michalon, 2009. Pierre-Louis Rey, Camus, Camus. L’homme révolté, Paris, Gallimard, 2006, collection Découvertes. « Je me révolte donc nous sommes », Albert Camus à hauteur d’homme, Cause commune, revue citoyenne d’actualité réfléchie, n°4, hiver 2008-2009.
Un ouvrage collectif vient de sortir en librairie « L’Algérie et la France ». Ce travail remarquable coordonné par Jeannine Verdès-Leroux se présente sous forme d’un dictionnaire de 992 pages, les notices étant rédigées par 160 spécialistes du sujet, au nombre desquels se trouve notre ami Guy Basset. Dans ce dictionnaire, Albert Camus fait l’objet d’une longue notice sous la plume de Jeanyves Guérin. L’Algérie et la France, Robert Laffont, collection « Bouquins », 2009, 992 pages, 32,- €.
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