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Photo du rédacteurPhilippe Darantière

Espagne : la régulation sociale à l'épreuve de la crise économique

Alors que les marchés financiers, inquiétés par la crise de la dette en Grèce, exercent une pression accrue sur l'Italie, le Portugal et l'Espagne, les gouvernements de ce pays voient leur marge de man?uvre en partie conditionnée par les traditions sociales propres aux pays « latins ». Le cas de l'Espagne est spécifique à lui seul : alors que la pratique de dialogue social tripartite Etat-patronat-syndicats a permis à ce pays d'affronter la crise économique en évitant la crise sociale, les exigences du plan d'austérité annoncé par le gouvernement espagnol pourraient modifier la situation. Deux affaires récentes constituent à la fois un argument et une réfutation de cette affirmation.

Les syndicats espagnols entre rupture et dialogue

Le 23 février 2010, des milliers de manifestants défilaient en Espagne contre l’annonce par le gouvernement d’une prochaine réforme des retraites. Son objectif est de réaliser des économies immédiates, en allongeant l’âge légal du départ en retraite de 65 à 67 ans. Pour la première fois depuis son arrivée au pouvoir en 2004, le chef du gouvernement socialiste, José Luis Rodriguez Zapatero, doit faire face à une mobilisation unitaire des syndicats. Ni le taux de chômage record de l’Espagne (près de 20%), ni le projet d’introduire la flexibilité dans le marché du travail (développement du temps partiel) n’avaient jusqu’à présent mobilisé les salariés contre la politique gouvernementale. La retenue des salariés espagnols confrontés à des destructions d’emploi bien plus massives qu’en France, par comparaison, dénotait « en creux » le caractère atypique des manifestations « contre la crise » que la France a connues en 2009. Cependant, à un an d’écart, les syndicats espagnols réunis en intersyndicale ont finalement choisi la voie de la rue pour exprimer leur crainte pour la pérennité des retraites. L’avenir dira si ce mode d’action, assez éloigné de la tradition du dialogue social tripartite, représente une évolution du syndicalisme espagnol, ou s’il n’est qu’un épiphénomène. A contrario, l’annonce de la signature par les syndicats et la direction de General Motors d’un accord sur le gel des salaires et la suppression de 900 postes sur 6.300 dans l’usine de Figueruelas, démontre que la capacité de négocier se maintient en Espagne, même en situation de crise. Ce plan a été approuvé sur le principe par la filiale espagnole de General Motors. Il a recueilli 65% de votes favorables au cours d’un référendum interne à l’usine espagnole d’Opel le 12 mars dernier.



Le double canal de représentation du personnel

Entre manifestations et négociation, les syndicats espagnols continuent de tracer la voie d’un modèle original. Il prend sa source dans la période de la transition démocratique entre 1975 et 1980. Le mouvement ouvrier espagnol, refusant les structures corporatistes mise en place par le régime franquiste, s’est auto-organisé en associations de salariés exerçant un rôle quasi-syndical à l’extérieur de l’entreprise. Ces assemblées ouvrières vont se dissoudre à mesure que la liberté syndicale sera rétablie. La représentation des salariés sur le lieu de travail est depuis régie par un cadre juridique fixé pour l’essentiel par le Statut des travailleurs de 1980, la loi de 1985 sur la liberté syndicale et l’accord cadre de 2004 sur la place de la négociation collective par rapport à la loi.


Cette représentation des salariés repose sur le système du « double canal » : les comités d’entreprise élus sont le principal organe de représentation des salariés sur le lieu travail, mais la loi confère un rôle spécifique aux syndicats dans la négociation.

Le comité d’entreprise élu

Des représentants des travailleurs peuvent être élus dans tout établissement de plus de 10 salariés. Dans les établissements de moins de 50 salariés, les représentants sont appelés délégués du personnel. Dans les établissements de plus de 50 salariés, les représentants des salariés sont les membres du comité d’entreprise. Les mêmes droits et obligations sont attachés aux délégués du personnel et au comité d’entreprise. Les élections des comités d’entreprise et des délégués du personnel ont lieu tous les quatre ans.


Le comité d’entreprise se compose exclusivement de salariés. L’employeur n’y est pas représenté. Il est élu par deux collèges d’électeurs : les travailleurs manuels et les travailleurs non manuels. Une fois élu, le comité d’entreprise définit ses propres règles de procédure quant à ses réunions et ses activités. Il doit choisir en son sein un secrétaire et un président. Généralement, le président appartient au syndicat majoritaire dans le comité d’entreprise, et le secrétaire au deuxième syndicat. Le comité d’entreprise doit se réunir au moins tous les deux mois et ses décisions être approuvées par la majorité de ses membres, et pas seulement par la majorité des présents. Il a également la possibilité de créer des sous-comités dédiés à des questions spécifiques.


Contrairement à la situation en France, le comité d’entreprise espagnol participe à la négociation collective. Il peut négocier sur les salaires et les conditions de travail dans l’entreprise ou une partie de l’entreprise.



La présence syndicale dans l’entreprise

Formellement, la structure de la représentation des travailleurs par les délégués du personnel et les comités d’entreprise n’est pas liée à la présence syndicale, mais, dans la pratique, les syndicats y tiennent une place centrale. Les membres du comité d’entreprise sont élus en fonction du nombre de voix remportées par chaque liste syndicale ayant présenté des candidats, les listes recueillant moins de 5% des suffrages étant exclues. Plus de 90% des candidats sont présentés par les syndicats.


Les syndicats espagnols disposent par ailleurs du droit de constituer des sections syndicales sur le lieu de travail. Dans les établissements de plus de 250 salariés, les membres de chaque syndicat siégeant au comité d’entreprise ont un droit légal d’élire un délégué syndical (parfois plusieurs dans les établissements de grande taille). Les délégués syndicaux ont droit à des heures de délégation rémunérées selon les mêmes modalités que les membres du comité d’entreprise.


Les délégués syndicaux des organisations majoritaires au comité d’entreprise peuvent également conduire les négociations collectives. Ce système donne aux employeurs deux canaux de négociation possibles : soit la négociation avec le comité d’entreprise, soit la négociation avec les syndicats. La loi espagnole confère une place importante aux conventions collectives d’entreprise par rapport à l’échelon de la branche ou à l’échelon interprofessionnel. Les syndicats signataires d’une convention d’entreprise exercent un droit de regard régulier sur son interprétation et son application au sein d’un comité paritaire d’entreprise. Quand c’est le comité d’entreprise qui a été choisi comme instance de négociation, un comité central, structure permanente du CE, exerce cette mission.

Le paysage syndical espagnol

On dénombre un peu plus de 2 millions de personnes syndiquées en Espagne. A 16%, le taux de syndicalisation est le double de celui de la France, et les résultats des élections des comités d’entreprise indiquent que les syndicats bénéficient d’un soutien important. Le taux de participation électoral est d’environ 75%. Depuis quelques années, le nombre de syndiqués augmente en Espagne. Le taux de syndicalisation n’a toutefois pas augmenté, car la croissance de l’emploi a été du même ordre.

L’Espagne compte deux grandes confédérations syndicales au niveau national : les CC.OO (Confederación Sindical de Comisiones Obreras, Confédération syndicale des commissions ouvrières) et l’UGT (Union General de Trabajadores, Confédération générale des travailleurs), qui regroupent à peu près le même nombre d’adhérents.


Les CC.OO se sont constitués dans les années 60 sur la base de comités élus par les assemblées de salariés lors de conflits qui furent une forme d’opposition au régime franquiste. Deux forces militantes s’y engagèrent : les communistes et la gauche catholique, qui abandonna rapidement le terrain aux communistes. A la mort de Franco en 1975, les commissions ouvrières se dotèrent d’une organisation plus structurée bien que faiblement confédérée. A partir de 1995, une évolution s’amorça en direction d’une plus grande autonomie syndicale par rapport au Parti Communiste d’une part, et d’un rôle accru dans la négociation avec le patronat d’autre part. Les CC.OO ont annoncé 970 000 adhérents lors du congrès de 2004, soit une augmentation d’environ 200 000 en cinq ans.


L’UGT a été créée à la fin du XIXème siècle. Elle était historiquement proche du parti socialiste, jusqu’en 1988 où le syndicat s’est opposé par la grève à la politique du gouvernement socialiste, puis a engagé des négociations avec le gouvernent de droite qui lui succéda. L’UGT pratique depuis l’unité d’action avec les CC.OO. L’UGT regroupait 840 000 adhérents en 2004, soit 180 000 de plus qu’en 1999.


Les dernières élections des comités d’entreprise ont eu lieu en 2002-2003 et 2006-2007. En 2003, les deux confédérations majoritaires étaient au coude à coude, avec une légère avance pour les CC.OO, qui ont remporté 39% des voix, contre 37% pour l’UGT. Les élections de 2006-2007 ont produit des résultats sensiblement identiques. Les deux organisations ont remporté 76% du nombre total de sièges.

Le statut de syndicat « le plus représentatif »

Ces deux organisations bénéficient du statut de « syndicats les plus représentatifs » au plan national, un statut attribué en fonction des résultats des élections des comités d’entreprise. Il leur confère des droits en matière de négociation collective.


Il existe par ailleurs d’autres confédérations nationales plus modestes, qui se partagent environ 13% des voix des salariés :


  • l’USO (Union Sindical Obrera, Union syndicale ouvrière), organisation née dans les années 50, prônant l’indépendance syndicale par rapport aux partis politiques et un humanisme social attaché à la négociation. L’USO revendique 120 000 adhérents et 10 000 sections syndicales dans toute l’Espagne.


  • la CNT (Confederación Nacional del Trabajo, Confédération Nationale du Travail) est une organisation anarcho-syndicaliste fondée en 1910 à Barcelone. Elle s’est créée en opposition au syndicat majoritaire, l’UGT socialiste. Elle devint le principal syndicat ouvrier espagnol, et la principale organisation anarchiste du pays. Interdite après la guerre civile, à laquelle ses militants avaient activement participé, la CNT s’est reconstituée après la mort du Général Franco, lors de la transition démocratique à laquelle elle s’opposa au nom de la révolution. Elle a connu une scission en 1977. La CNT maintient ses principes d’action directe et de non participation aux instances de représentation du personnel.


  • la CGT (Confederación General del Trabajo, Confédération générale du Travail) est issue d’une scission de la CNT en 1977. Cette organisation syndicale se réclame d’un courant rénové de l’anarcho-syndicalisme, qui rompt avec les positions intransigeantes : elle accepte de participer aux élections syndicales, de percevoir des subventions et d’avoir des salariés. Elle a connu elle-même une scission quand une partie de ses membres la quitta pour fonder Solidaridad Obrera à Madrid en 1990. Considérée comme étant le plus grand syndicat anarchiste au monde, la CGT revendique environ 60 000 membres.

Il existe également d’importantes fédérations syndicales à recrutement provincial ou régional. Le syndicat nationaliste basque ELA/STV est la première fédération du Pays Basque. Selon ses chiffres, 36% des représentants syndicaux élus en 2005 au Pays Basque en sont membres. Il revendiquait 106 000 membres en 2006. En Galice, la CIG est une fédération relativement puissante : elle se situe à la troisième place en termes de membres des comités d’entreprise, derrière les deux confédérations majoritaires. ELA/STV et CIG sont « les syndicats les plus représentatifs » dans leur région respective.


L’Espagne a donc réussi en trente ans ce que la France peine à faire depuis cent trente ans. La représentativité syndicale y est mesurée par l’élection depuis 1985. La négociation d’entreprise engage les partenaires sociaux dans une pratique responsable du dialogue social, dans la mesure où l’employeur peut privilégier dans la négociation soit les syndicats soit le Comité d’entreprise. L’Etat intervient en garant de la politique contractuelle, et non pas en gendarme comme c’est le cas en France. Reste à savoir si la solidité de ce modèle social résistera à la pression d’une crise exogène, ou si au contraire cette crise stimulera la créativité des négociateurs pour réformer les rigidités persistantes du droit social espagnol.



A lire aussi dans Les Études sociales et syndicales : 15 décembre 2006 : Espagne : comment s’organise le dialogue social ?


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