Les grèves des services publics peuvent faire l'objet d'une lecture à plusieurs dimensions. Par delà les blocages, une évolution se dessine, qui interpelle la CGT et l'invite à retrouver le chemin du seul syndicalisme.
Jeudi 20 janvier 2005, 10h10, à l’aéroport d’Orly-Ouest. La semaine de grèves dans les services publics se déroule selon le scénario prévu par les organisations syndicales, qui ont décidé de se mobiliser chaque jour dans un secteur différent : mardi la Poste, mercredi la SNCF et EDF-GDF, jeudi les enseignants, samedi les hospitaliers.
Mon déplacement à Bordeaux devait donc bien se passer : le service public aérien ne semblait pas affecté. Et pourtant...Sur l’écran annonçant les départs, le vol Paris-Bordeaux de 11h10 est « annulé ». C’est écrit en lettres rouges et c’est vrai. Au guichet de la compagnie aérienne, les agents chargés de renseigner les clients sont eux-mêmes étonnés. « Nous n’avons été informés de cette grève des contrôleurs du trafic aérien qu’il y a une demi-heure à peine ». Et d’ajouter aussitôt : « Tous les autres vols pour Bordeaux sont également annulés aujourd’hui. Nous ne pouvons rien faire. Notre compagnie n’est pas responsable de cette grève surprise décidée par des fonctionnaires du transport aérien ».
Une chance : je peux prendre un train gare Montparnasse (les grèves SNCF, c’était la veille !) et arriver à ma réunion avec « seulement » trois heures de retard. Ma journée de travail et celle des 23 autres personnes qui m’attendaient se finira plus tard mais ne sera pas perdue. Il est des moments, comme celui-ci dans le train de retour, où l’on rend grâce aux grévistes SNCF du mercredi d’avoir accepté de travailler le jeudi.
L’irritation et, à tout le moins le ressentiment des « usagers » (« usagés » devrait-on écrire) des services publics victimes de ces grèves sauvages (ou grèves de sauvages), s’exprimera vraisemblablement demain dans quelques éditoriaux et dans les courriers de lecteurs de nos journaux.
Mais, pour l’essentiel, c’est plutôt la résignation et la sinistrose qui dominent. Le quotidien « Le Monde » du 19 janvier fait, du reste, sa « une » sur ce thème. S’appuyant sur un rapport de synthèse des préfets en date de décembre 2004, selon lequel « les Français ne croient plus en rien », le quotidien diagnostique que la France est aujourd’hui malade « d’angoisse sociale ».
L’observation est fondée. Enquêtes d’opinion autant que rapports des préfets font état de l’apathie sociale du pays qui vit davantage à l’heure des implosions que des explosions sociales, des dépressions que des excitations collectives. Les syndicats le savent, qui ont tant de mal à mobiliser les salariés et font semblant de croire à la formule de la « grève par procuration » (formule lancée en 1995 par quelques idéologues pour mettre au crédit des grévistes de novembre-décembre de cette année le non -engagement des salariés du secteur privé).
Les grèves de la semaine qui s’achève peuvent être analysées dans une lecture à quatre dimensions.
L’Etat patron et les impératifs de gestion
Première dimension : celle des revendications affichées, concernant pour l’essentiel l’évolution des salaires et des emplois. La rigueur budgétaire et la politique générale de ralentissement des déficits publics conduisent le gouvernement à des mesures strictes sur les salaires et à des renouvellements contrôlés des départs en retraite. Les grèves de cette semaine s’inscrivent bien, dans un processus tristement banal, dans le registre des moyens de pression exercés à l’encontre du ministre de la fonction publique en charge des négociations.
Les syndicats se manifestent auprès du politique
Deuxième dimension : le signal envoyé au gouvernement par les confédérations syndicales. Ce signal ne concerne par seulement le secteur public mais bien l’ensemble du pays. En partie parce que le MEDEF et les organisations syndicales n’ont pas eux-mêmes occupé suffisamment le terrain du dialogue social, en partie aussi parce qu’une part non négligeable de la majorité parlementaire revendique des ruptures visibles d’avec l’héritage social du gouvernement socialiste précédent (le dossier des 35 heures constitue, sur ce point, un sujet sensible), le gouvernement a, depuis plusieurs mois, pris l’initiative et conduit la vie sociale.
Ces grèves indiquent aux hommes politiques que le champ du social n’est pas aussi libre que l’atonie sociale depuis la fin de l’été 2004 pourrait le laisser croire.
Les statuts ne sont plus protecteurs
Troisième dimension : celle de l’adaptation du secteur public aux enjeux économiques et sociaux de l’Europe. La fonction publique et les entreprises publiques ont vécu, pendant plusieurs dizaines d’années, à l’ombre protectrice de statuts garantis par l’Etat. Les difficultés budgétaires (l’usager du service public et le contribuable sont souvent le même personnage et le premier ne peut pas trop solliciter le second) et les directives européennes enjoignent les gouvernements à engager des réformes profondes. Désormais, les statuts ne sont plus protecteurs et les Etats sont de moins en moins régulateurs.
Les entreprises publiques sont invitées à devenir de véritables entreprises et à concilier rentabilité et service du public. Pour les agents des secteurs concernés, le réveil est brutal et les délais d’adaptation limités.
Vers une culture sociale modernisée ?
Quatrième dimension de ces grèves : celle de la recherche de nouveaux modes de régulation sociale. Le débat sur le service minimum en cas de grève n’est pas achevé. Et il n’est pas simple, tant sur le plan du droit (il s’agit de rendre compatibles deux données fondamentales : le droit de grève et la continuité du service public) que sur le plan de la symbolique sociale.
Les démarches entreprises par les entreprises publiques et les syndicats pour mettre en place des procédures de prévention des conflits du travail expriment aussi - et de façon moins crispée et politique que les débats sur le service minimum - les progrès accomplis.
L’accord du 30 mai 1996 à la RATP sur l’alarme sociale produit ses effets. Le nombre annuel moyen de préavis de grève était de 503 pour la période 1990-1995. Il est tombé à 258 pour la période 1996-2004. Chaque agent de la RATP se mettait en grève en moyenne 1,4 jour par an pendant la période 1990-1995 et 0,4 jour seulement pour la période 1996-2004.
L’accord du 28 octobre 2004 à la SNCF ambitionne les mêmes objectifs. Il ne s’agit pas tant d’empêcher les grèves (du reste, quels textes pourraient vraiment enrayer des phénomènes dont la naissance et le déroulement échappent parfois même à ceux qui font profession de les organiser ?) que de les prévenir, de régler les tensions et les conflits du travail autrement que par l’arrêt de la production.
Une pratique courante en Europe
A la menace de grève générale, le service minimum apporte moins de réponse que la négociation maximum et que l’accord à vivre ensemble.
En signant cet accord à la SNCF, où elle représente 47,1 % des voix aux élections de délégués du personnel, la CGT n’a pas seulement évité le vote d’une loi sur le service minimum (pour l’heure tout au moins). Elle a signifié sa capacité à s’ouvrir à de nouvelles pratiques syndicales, à rejoindre les méthodes largement pratiquées dans toute l’Europe syndicale, celles de la négociation et du compromis positif.
Optimisme exagéré et confiance hâtive en une évolution du syndicalisme français ? C’est possible. Mais nous voulons le penser, à l’observation de nombreux indices.
Ne soyons pas pour autant naïfs sur la vitesse du changement. Les contrôleurs du trafic aérien nous rappellent la vigueur et l’archaïsme des égoïsmes catégoriels dans notre pays. Tandis que les syndicats ancrés dans une logique de rupture continuent à se bien porter et même à se régénérer. La vitalité de SUD dans les entreprises publiques (exemple : à la SNCF, où elle occupe la deuxième place avec 14,8 % des voix en 2004 contre 4,3 % en 1996) l’illustre.
Mais l’heure du changement a sonné et les militants soucieux d’une démarche authentiquement syndicale ne veulent pas manquer le rendez-vous. En ce 21 janvier, jour anniversaire de la mort de Lénine, il est bien temps de penser à tourner la page du passé. A la CGT, le débat n’est pas clos.
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