Les fonctionnaires constituent aujourd'hui la part majoritaire des effectifs syndicaux en France. Ce ne fut pas toujours le cas. Leur entrée à la CGT ne se fit que tardivement après la création de la confédération.
Ce n’est pas sans appréhension que les militants syndicalistes ouvriers accueillirent la création de syndicats de fonctionnaires ou de salariés de l’Etat, et, à plus forte raison, leur entrée dans la Confédération. Paul Delesalle, ouvrier mécanicien, était anarchiste et c’est dans Les Temps nouveaux, l’organe principal de l’anarchie d’alors où il tenait une chronique régulière du mouvement ouvrier, qu’il a écrit ce qu’on va lire. Mais il était d’abord et avant tout l’un des secrétaires de la CGT et sa pensée ne différait guère de celle de ses collègues :
« Personnellement », écrivait-il le 11 novembre 1905,« j’aurais pas mal de réserves à faire au sujet de syndicats de fonctionnaires ou de salariés de l’Etat qui, dans le mouvement ouvrier, devraient, à mon avis, avoir une place tout à fait à part. Il est, entre autres, incontestable que ces salariés ont parfois des intérêts contraires à ceux de l’industrie privée qui sont à la fois exploités comme salariés et comme contribuables. Mais il n’en est pas moins vrai que tous les exploités, le fussent-ils par l’Etat, doivent avoir le droit de se grouper comme bon leur semble. C’est pourquoi l’effort tenté à la fois par les postiers et par les instituteurs mérite tous nos encouragements ».
L’anarchiste Delesalle ne pouvait qu’éprouver de la sympathie pour des syndicats qui se constituaient en toute illégalité - la loi de 1884 n’étendait pas aux fonctionnaires la liberté syndicale - et contre la volonté du gouvernement qui les faisait poursuivre en justice. Pourtant, il craignait que le mouvement ouvrier, que la CGT eussent plus à perdre qu’à gagner en acceptant les fonctionnaires dans leur sein.
- Les instituteurs et les syndicats -
Il s’en expliqua longuement dans le même journal, le 23 décembre 1905. L’article, qui eut les honneurs de la première page, était intitulé : les instituteurs et les syndicats.
Quelques jours auparavant, un « groupe important d’instituteurs et d’institutrices » avait publié, en dépit des menaces de poursuites qui pesaient sur les instituteurs de la Seine qui s’étaient groupés en syndicats, un manifeste où ils revendiquaient le droit au syndicat au même titre que tous les salariés.
Or, dans ce manifeste, il était sûr que si les instituteurs réclamaient« la capacité pleine et entière », il était« profondément injuste d’affirmer que leur préoccupation [fût] de conquérir le droit de grève ». Que pourraient bien faire dans la CGT et dans les Bourses du Travail des syndicats qui renonçaient d’avance à la grève, alors que la grève était l’arme principale, essentielle du mouvement syndical tel que l’incarnait la CGT d’alors ?
Delesalle préférait croire que ce n’était là, de la part des instituteurs, qu’« une simple habilité »et qu’une fois autorisés par la loi,« ils sauraient à l’égal de tous les autres prolétaires, assumer toutes les responsabilités sans en excepter aucune », en particulier la solidarité en cas de grève des autres coopérations.
Delesalle voyait plus loin et son propos a quelque chose de prophétique.
Il craignait« que l’instituteur, semi-intellectuel au milieu des manuels [n’acquit] assez vivement sur ceux-ci un ascendant qui, dans certain cas, pourrait être préjudiciable à la marche du mouvement ».
Il est bon, si long que ce soit, de citer intégralement sa démonstration.
« A la Bourse du Travail, les travailleurs manuels se familiarisent - du moins quelques uns - avec les besognes d’administration, souvent pénibles au début, mais qui n’en sont pas moins fort utiles du point de vue de leur éducation. Et alors, si les instituteurs ne savaient pas y renoncer par avance, je crains que les besognes ne retombent sur eux, car ils y seraient incontestablement les plus aptes la plupart du temps et ce serait autant de perdu pour l’éducation administrative des manuels ».
« Ce n’est pas tout. A la Bourse, les instituteurs retrouveraient leurs amis élèves, sur lesquels ils auraient conservé un ascendant incontestable. Ils y trouveraient également les pères de leurs élèves qui auraient eu souvent vis-à-vis d’eux des obligations tout au moins morales, et je me demande si réellement les instituteurs ne seraient pas portés, malgré eux, à bénéficier de cette autorité morale et à devenir les dirigeants d’un mouvement qui doit avant tout rester d’essence exclusivement ouvrière. »
« D’autant plus que l’instituteur, habitué tant soit peu à parler en public - les bavards, il est vrai, ne manquent pas non plus parmi les manuels - ayant souvent aussi plus de facilités pour rédiger un manifeste ou un procès-verbal, verrait souvent ces besognes lui incomber, au détriment des manuels qui ont à faire dans les Bourses du Travail leur éducation administrative ».
« On sait aussi le rôle important rempli par un secrétaire de Bourse du Travail en cas de grève, et je me demande si la situation d’un instituteur nommé par le préfet du département et relevant de lui, il ne faut pas l’oublier - ne serait pas un tant soit peu faussé, puisqu’il serait de son devoir de syndicaliste et, sinon la perte de son gagne-pain, tout au moins l’assurance de déplaire à l’administration qui tient en main son avancement ».
Tout n’est pas de la même force dans cette argumentation et l’on s’étonne que Delesalle n’ait pas signalé les infléchissements que ces ouvriers de la pensée chère à Jules Guesde, pouvaient faire subir, et non toujours sans le savoir, à la pensée du peuple sous la dictée duquel ils étaient censés écrire. Mais il avait bien vu que leur qualification intellectuelle permettrait aux instituteurs puis aux fonctionnaires dans leur ensemble une place prépondérante dans le mouvement ouvrier. Il ne leur refusait pas le droit de se syndiquer. Tout au contraire, l’Etat étant à ses yeux le père des exploiteurs, mais il préférait qu’ils se syndiquassent en dehors de la CGT« car, quoi qu’en pensent certains, entre l’ouvrier libre de l’industrie privée et le fonctionnaire d’Etat, il ne manque pas de divergences d’intérêts »(Temps Nouveaux, 27.01.1906).
- 1926 : demande d’adhésion à la CGT -
Sautons une vingtaine d’années. Nous sommes en 1926. Les fonctionnaires ont progressivement obtenu la liberté syndicale, de façon d’ailleurs assez informelle, en fait plutôt qu’en droit quelque chose d’analogue au régime de la tolérance administrative que Napoléon III avait accordé aux syndicats ouvriers à partir de 1867. Dès 1905, une fédération des syndicats de fonctionnaires s’était constituée, qui au lendemain de la première guerre mondiale s’était rapprochée de la CGT. En particulier, elle lui avait accordé son concours pour mettre sur pied le Conseil économique du Travail, la grande idée de la CGT réformiste d’alors, qui devait être indirectement l’ancêtre de ce qu’est devenu, après quelques avatars, l’ancêtre indirect de notre actuel Conseil économique et social.
La scission de la CGT et la constitution de la CGT, en 1921 et 1922, avait incité la Fédération des Fonctionnaires, pour protéger sa propre unité, de chercher refuge dans l’autonomie.
Dans cet ouvrage publié en 1929, Georges MER exprime bien la préoccupation de l’époque, lorsqu’il écrit dans sa conclusion : « Les syndicats de fonctionnaires peuvent jouer un grand rôle, mais à la condition de s’élever au dessus des questions purement corporatives et de se préoccuper, avant tout, de l’intérêt supérieur de la nation en collaborant à la réorganisation de l’Etat ».
La CGT, de son côté, comptait dans son sein des syndicats d’instituteurs, qu’avaient rejoints - non sans peine - les amicales d’instituteurs pour former le Syndicat national des instituteurs (qui était affilié en même temps à la Fédération des Fonctionnaires), la Fédération de l’enseignement des 2ème et 3ème degrés, et une Fédération de l’Enregistrement qui avait quitté la Fédération des Fonctionnaires et s’était affiliée à la CGT.
En décembre 1926, le Congrès fédéral des fonctionnaires décida de demander l’adhésion de la fédération à la CGT : la majorité avait été substantielle : 432 voix sur 713, soit 60,5 %. Mais il y avait eu 226 votes contre et 55 abstentions.
On était loin de l’unanimité.
Les pourparlers cependant s’engagèrent et, le 15 février 1927, lors d’une rencontre des deux organisations, le principe de l’adhésion était admis, sous réserve des modalités d’exécution qui serait déterminées par le prochain congrès confédéral, en janvier 1927, sous réserve aussi que chacun des syndicats nationaux adhérents de la Fédération aurait donné son adhésion formelle aux principes fondamentaux qui réglaient l’action confédérale, l’indépendance du syndicalisme à l’égard des partis politiques et les diverses pratiques relevant de« la politique de la présence ».
- Hésitations à accueillir les fonctionnaires -
A la vérité, bien des confédérés, tout en manifestant leur satisfaction, ne voyaient pas sans appréhension cette entrée massive dans la confédération.
Quelques uns, qui se réclamaient plus ou moins du syndicalisme révolutionnaire et qui, eux-mêmes n’acceptaient qu’avec d’infinies réserves« la politique de la présence », craignaient que les fonctionnaires ne viennent « accentuer le courant »qui, selon eux,« entraînait vers la droite, vers la collaboration ».« Entrant en bloc dans la CGT, ils vont petit à petit nous imposer leurs méthodes. Encore plus que nous, ils pratiquent la collaboration. Encore plus que nous on les voit se rendre auprès des ministères. C’est la politique de l’intervention continuelle », comme le disait Jeannin, secrétaire de l’U.D. du Doubs au congrès confédéral de juillet 1927 (p.45).
La majorité voyait ailleurs le péril. La Fédération des Fonctionnaires comptait dans son sein bon nombre de communistes ou de sympathisants du Parti communiste. On redoutait cette entrée massive de gens qui, selon Jouhaux, n’avaient pas caché que, s’ils entraient dans la CGT, ce serait dans l’intention de la combattre, d’en combattre la direction, et de les combattre à leur manière, à celle dont ils avaient usé en 1916-1926, par le noyautage et le travail fractionnel.« Nous entendons garantir notre mouvement ouvrier contre l’action des fonctionnaires noyauteurs, comme nous la garantissons contre les ouvriers noyauteurs ». Et c’est pour se garantir« contre le noyautage bolchévik, contre le noyautage possible des fonctionnaires bolchévisants »(Congrès 1927, p.156) que la CA confédérale d’avril 1927 avait signifié que l’adhésion à la CGT« impliquait le désaveu formel de toute prétention et de toute action d’un parti politique en vue de subordonner le mouvement syndical, ce qui est le cas du parti communiste ». (La Voix du Peuple, avril 1927, p.118). Une autre crainte, moins clairement exprimée, incitait Jouhaux et les principaux militants à beaucoup de prudence. Ils redoutaient que l’entrée massive des fonctionnaires dans la CGT ne permit à ceux-ci de prendre une trop grande place dans la confédération, surtout s’ils y entraient par l’intermédiaire d’une organisation unique, aux effectifs nombreux, fortement organisée et disposant d’un grand nombre de militants capables.
- Les appréhensions s’estompent -
Au congrès de juillet 1929, Jouhaux, poussé semble-t-il par Zoretti qui entendait conserver le maximum d’autonomie à sa fédération de l’enseignement, fit adopter l’idée que les fonctionnaires formeraient au sein de la CGT, la Fédération de l’Enseignement et la Fédération des services administratifs.
Au cours des discussions qui suivirent le congrès confédéral, la CGT accrut ses exigences : la Fédération des services administratifs constituerait en son sein des fédérations autonomes pour chaque administration, lesquelles donneraient directement leur adhésion à la CGT.
La Fédération des Fonctionnaires risquait de ne plus être qu’une coquille vide. Il apparaissait même qu’elle laisserait progressivement la place à un simple cartel des services publics confédérés. Ses dirigeants protestèrent. Finalement, au congrès confédéral de septembre 1929, l’accord se fit, grâce à quelques concessions faites aux fonctionnaires. On ne parlerait pas de cartel, mais de Fédération générale des Fonctionnaires, et c’est pas son intermédiaire que les différentes fédérations catégorielles des fonctionnaires, affiliées désormais à la Centrale, passeraient commande de leurs cartes à la trésorerie confédérale.
Ce n’était pas grand-chose, mais cela suffit à calmer les craintes ou les blessures d’amour propre. Sans doute les dirigeants de la Fédération comprirent-ils très vite que leur organisation ne courait aucun risque dans la multitude des syndicats ouvriers. La place que prirent bientôt ses principaux dirigeants dans la Confédération, Laurent, Neumeyer, Lacoste, etc, montra bientôt que le risque n’existait pas. Mais nul ne supposait alors qu’ils auraient un jour la supérioritédu nombre et des ressources matérielles.
- Assurances sociales : l’utilité des fonctionnaires -
Tandis que se poursuivaient les discussions en vue de l’adhésion des syndicats de Fonctionnaires parut la loi du 5 mai 1928 qui créait les assurances sociales maladie - maternité - décès - invalidité - vieillesse. Elle devait entrer en vigueur au début de 1930. Dans l’intervalle, il était possible de constituer des caisses de secours mutuel qui, comme celles qui existaient déjà, pouvaient devenir, à la date prévue, des caisses primaires d’assurances sociales.
La CGT - qui n’entretenait pas d’excellents rapports avec la mutualité - invita ses militants à constituer en toute hâte les futures Caisses du Travail. Il fallait aller vite, car il y avait de la concurrence. Le patronat créait des mutuelles d’entreprise ou interentreprises. L’Eglise surtout était entrée en lice.
Le« danger »fut évoqué au CCN des 1er et 2 octobre 1928. Sellier, secrétaire de l’UD de la Somme sonna l’alarme.« Un plus grand danger est apparu », signa-t-il,« celui des mutuelles catholiques en faveur desquelles s’exerce l’action de neuf cents prêtres : il est projeté de créer des caisses primaires diocésaines qui se fédérèrent en une caisse régionale pour les cinq départements du Nord »(La Voix du Peuple, septembre 1928, p.577).
Jouhaux le rassura :« Sellier a parlé des curés recruteurs pour les caisses diocésaines. Je n’ai rien à dire contre : c’est naturel. Mais à cette action, qui pouvons-nous opposer ? Celle des instituteurs. Nous devons en trouver quinze cents contre les neuf cents prêtres dont on a parlé, sans compter les fonctionnaires de tout ordre »(id).
Et de faire cette réflexion significative :« pour la première fois, nous allons pouvoir lier à notre activité, celle des fonctionnaires »(id).
Les préventions à l’encontre de la syndicalisation des fonctionnaires au sein de la CGT venaient alors de cesser.
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