Dans un contexte politique, économique et social marqué par de lourdes inquiétudes pour l'avenir, l'extrême gauche française brille par son absence du débat, en dehors des assauts populistes de Jean-Luc Mélenchon. Elle apparaît plus divisée que jamais, repoussant ses militants vers l'action syndicale plutôt que politique. Ironie du sort, l'affaiblissement du communisme, d'où la CGT tenait sa cohérence idéologique depuis 1947, conduit aujourd'hui la centrale de Montreuil à ne plus soutenir le Parti communiste comme naguère et à partager ses voix entre plusieurs candidats, des socialistes aux trotskystes.
La situation économique actuelle bouleverse tous les postulats. Avec la Grèce, plusieurs pays sont menacés par une récession majeure. Le système financier est sous extrême tension, des banques de rang internationales voient leur capitalisation s’effondrer. La première puissance économique mondiale, les Etats-Unis, a vu sa notation financière dégradée cet été. Les entreprises elles-mêmes encaissent les contrecoups de cette crise planétaire. Les conditions de financement réduisent l’accès à l’investissement et les carnets de commande, en reprise depuis peu, pourraient de nouveau s’assécher. En plusieurs pays du monde, un mouvement social spontané a entraîné la chute de régimes corrompus, et ailleurs, en Espagne ou en Israël, des « indignés » ont occupé la rue pendant des semaines, posant sur la place publique la question de la faillite des élites. Dans de telles conditions, comment expliquer l’atonie de la contestation en France ? La rentrée sociale se déroule dans l’indifférence des enjeux de demain. Le théâtre d’ombre des candidats à la candidature suprême joue à guichet fermé une pièce de boulevard. N’y-a-t-il donc aucun potentiel de révolte, ou du moins de contestation ?
La France : quel potentiel de contestation ?
La période que traversent la France, l’Europe et même le monde doit faire désespérer des analyses marxistes. Même le Que faire ? de Lénine n’est plus d’aucune utilité. C’est le paradoxe de la situation. Alors que les prophéties marxistes sur la loi d’airain de la concentration capitaliste se vérifient sous nos yeux, les promesses de la révolution prolétarienne semblent totalement évacuées. En cause ? L’absence de cette conscience de classe qui devait conduire, selon Lénine, à placer sous la conduite du parti - « avant-garde éclairée du prolétariat » - les masses exploitées par un capitalisme sans frein. C’est même l’inverse qui se produit. La France a connu en 2010 un des plus importants mouvements intersyndicaux de son histoire depuis 1936. A plusieurs reprises, un million de manifestants ont défilé dans la rue contre la réforme gouvernementale des retraites. Il a même culminé à 3 millions de personnes. Un tel seuil n’avait jamais été franchi sans faire tomber un gouvernement. Mais la jurisprudence du combat anti-CPE en 2006, dernier mouvement de masse contre le pouvoir politique qui se soit soldé par une victoire de la rue, ne s’est pas reproduite. La stratégie d’unité syndicale n’a débouché sur aucune avancée politique, renvoyant à des négociations au cas par cas la résolution des demandes de retraite anticipée dans les entreprises. La CGT a dû composer une ligne d’action « raisonnée » avec ses alliés réformistes au sein de l’intersyndicale, privant ainsi les partisans de la radicalisation de toute marge de manœuvre. En conséquence, l’unité d’action à laquelle appelle la CGT pour ce mois d’octobre 2011 ne pourra déboucher que sur une timide prise d’acte de l’inquiétude sociale. Tout mouvement de masse est exclu.
L’impossible front unique ouvrier
Ce repli stratégique des syndicats sur un pur pragmatisme pourrait servir l’extrême gauche. Opposée à la politique d’unité syndicale, les militants à « gauche de la gauche » ont besoin de radicaliser des luttes pour les unir dans un vaste « front ouvrier » porteur d’une dynamique contestataire qu’il s’agit de pousser à la révolution. Ce schéma est celui que professent, peu ou prou, tous les mouvements d’extrême gauche. Leur difficulté vient d’une situation qui les dépasse eux-mêmes. Alors que le monde se débat dans les affres de la crise du capitalisme, les partis trotskistes ne font que débattre entre eux pour justifier leurs divisions.
Jean-Luc Mélenchon
Ancien militant trotskiste lambertiste et ancien ministre en rupture avec le PS, Jean-Luc Mélenchon a réussi son OPA sur le petit reste du Parti Communiste. Au sein du Front de gauche, les 1,97% des voix communistes à l’élection présidentielle de 2007 ont été apportées au chef populiste du Parti de gauche, avec la bénédiction de ses alliés : la Fase de Clémentine Autain et la Gauche unie du NPA dissident Christian Piquet. Cette union à la gauche du PS oblige les formations trotskistes à se positionner. Lutte Ouvrière a sans surprise adoubé Nathalie Artaud comme successeur d’Arlette Laguiller, la militante aux six candidatures présidentielles. Mais Lutte Ouvrière ne cache pas que les élections ne sont pour le parti qu’une fenêtre médiatique : les vrais problèmes des travailleurs ne pourront pas trouver de solution dans les urnes. C’est pourquoi LO, fidèle à sa tradition ouvriériste, s’emploie surtout à pousser ses militants au sein des syndicats, tout particulièrement à la CGT. L’efficacité d’une campagne présidentielle se mesure, pour le parti trotskiste, à l’étape d’après : celle de la reprise de contact sur leur lieu de travail avec des électeurs déçus.
Nathalie Artaud et Arlette Laguillier
L’échec de la stratégie anticapitaliste du NPA
La situation est bien plus tendue au NPA. Le parti fondé en 2009 par Olivier Besancenot et ses amis de la Ligue communiste révolutionnaire a échoué politiquement à créer un vaste rassemblement anticapitaliste. Par deux fois en 2009-2010, le NPA s’est enfermé dans une stratégie d’isolement : lors des élections européennes, puis celles des régionales, il a refusé de faire liste commune avec le Front de gauche, laissant Jean-Luc Mélenchon supplanter dans les médias le « facteur de Neuilly ». Ce refus d’une alliance à gauche a précipité le NPA dans une guerre de faction digne de l’ex-LCR. De 9000 adhérents à sa fondation, le parti n’a rassemblé que 3500 militant à son premier congrès au printemps 2011, presque tous des anciens de la Ligue. Les « personnalités de la société civile » qui l’avaient rejoint ont fait défection : Leïla Chaibi, qui anime le collectif anti-précarité « l’Appel et la pioche » (organisateurs de « pique-niques » sauvages et médiatisés dans les hypermarchés pour dénoncer la vie chère), a rejoint le Front de gauche ; Ilham Moussaïd, la candidate voilée d’Avignon (qui avait provoquée la colère des féministes du NPA), a créé son propre mouvement...
Renonçant au printemps à sa fonction de porte-parole du NPA, Olivier Besancenot a été remplacé par deux porte-paroles féminines. Myriam Martin, 43 ans, est syndicaliste CGT, professeur de lettres et d’histoire-géographie dans un lycée professionnel de Toulouse, et fut tête de liste de la LCR avant de le devenir pour le NPA dans la région Midi-Pyrénées. Christine Poupin, 53 ans, également militante de la CGT, est technicienne dans une société d’informatique industrielle de Rouen. Elle fut élu conseillère municipale d’opposition à Sotteville-lès-Rouen et figura aussi comme tête de liste du NPA en Normandie. Toutefois, aucune des deux remplaçantes d’Olivier Besancenot n’a été choisie pour lui succéder comme candidate à la présidentielle de 2012. Christine Poupin n’y tenait pas, Myriam Martin siège dans la minorité « unitaire » du parti, celle qui revendique l’unité à gauche, opposée à la minorité « identitaire » de l’ex- LCR, et à la majorité fluctuante du NPA.
Un délégué CGT inconnu, candidat à la présidentielle
De guerre lasse, Olivier Besancenot a annoncé le 5 mai dernier qu’il ne serait pas le candidat du NPA en 2012. La cacophonie a atteint alors son comble. Les « unitaires » ont cru tenir la solution. Les autres composantes du NPA ont cherché une alternative issue de la « société civile ». Finalement, lors de la convention nationale du parti les 25 et 26 juin dernier, c’est un inconnu, Philippe Poutou, qui fut désigné candidat. Ouvrier chez Ford dans la banlieue de Bordeaux, ce délégué syndical CGT de 44 ans n’a jamais appartenu à la direction du NPA. Fils d’un facteur, anarchiste à l’adolescence, il manqua le concours des PTT et connut une longue période d’intérim avant d’être embauché chez Ford en 1999, alors qu’il militait à Lutte Ouvrière. Mais une grande partie de la section LO de Bordeaux fut l’objet d’une exclusion collective. Philippe Poutou adhéra alors à la LCR en 2000. Le combat de sa vie n’est pas la révolution mais le syndicalisme. Alors que son usine était menacée de fermeture en 2007, il prit la tête d’un mouvement social qui batailla jusqu’en 2011 pour sauver 950 postes sur le site. Cette expérience fut son baptême du feu médiatique. Repéré par la direction du NPA, il a prononcé son premier discours de candidat lors de l’université d’été du parti à Port-Leucate au mois d’août.
Le syndicaliste-candidat va-t-il apporter au NPA un peu de ce populisme ouvrier qui a rendu Lutte Ouvrière indémodable ? Pour le moment, le NPA se cherche un programme, après s’être cherché un candidat. Philippe Poutou parle de l’annulation de la dette de la France, mais peu de son projet social. Alors que la minorité battue boude le lancement de la campagne, la direction du NPA suppute sur ses chances d’obtenir les 500 parrainages indispensables à la validation d’une candidature à la présidentielle.
Si cela était, on assisterait en 2012 à une étrange partition politique au sein de la CGT. Une partie de ses militants soutiendra le candidat du Front de gauche, Jean-Luc Mélenchon, au nom de la discipline de classe du Parti Communiste. Une autre fraction soutiendra Philippe Poutou, le délégué CGT candidat du NPA. Et une minorité active de militants Lutte Ouvrière au sein de la CGT soutiendra Nathalie Arthaud, la candidate LO. Quant à ceux qui voteront pour Marine Le Pen, ils seront aussi discrets que déterminés, et on peut les penser nombreux. Si une partie grandissante de la CGT s’oriente politiquement vers le Parti socialiste, les autres composantes du paysage politique français, notamment aux extrêmes, continuent à séduire une organisation qui a cessé d’être guidée et contrôlée par le parti communiste.
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