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Photo du rédacteurBernard Vivier

La grève, entre réalité humaine et rêverie poétique

Deux ouvrages viennent de paraître, qui parlent de la grève, l’un pour en décrire la réalité incontournable, l’autre pour en faire un éloge vibrant. Si la grève est un fait, est-elle pour autant un idéal ?

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Il n’est pas toujours nécessaire de lire un long ouvrage savant pour comprendre un phénomène. En publiant « La France en grève, du Moyen-Age au Gilets Jaunes », Jean-Marc Schiappa fait œuvre de belle vulgarisation. En moins de 80 pages et dans une édition très accessible au porte-monnaie (5,-€ TTC), l’auteur nous conduit à travers l’histoire de France en quelque pages bien écrites à suivre les grandes grèves qui, depuis près de mille ans, ont jalonné la vie sociale de notre pays. Bel exercice de synthèse.


Historien confirmé, spécialiste de Gracchus Babeuf et de la conjuration des Égaux, Jean-Marc Schiappa est aussi un homme engagé, libre-penseur, militant trotskyste-lambertiste et adhérent Force Ouvrière.


- La grève est un rapport de forces -


Dans l’introduction de son ouvrage, (qu’il nous a été permis de reproduire ici, en fin de cet article), l’essentiel est dit en deux phrases. La première : « La grève est la défense des seuls salariés. Il s’agit d’un rapport de forces ». L’auteur a bien raison de le rappeler : la grève se rapporte au monde du travail, aux relations professionnelles. Rendue licite par la loi du 25 mai 1864, installée dans la Constitution de 1946, la grève est définie comme la cessation collective et concertée du travail en vue d’obtenir satisfaction sur des revendications professionnelles.


Certes, les raisons d’une grève tout comme les façons de s’exprimer sont multiples (on pourra se reporter à l’article des Études sociales et syndicales « Petit glossaire de la grève » 27 octobre 2010). Ces raisons sont toutes définies par une raison professionnelle. Les grèves politiques sont illicites.


Par nature, la grève est un affrontement, un rapport de forces. La capacité de nuisance de chaque partie en présence se déploie : les grévistes font courir à l’entreprise, par l’arrêt de la production, une sanction commerciale (perte de clients), une sanction financière (perte de résultats), une sanction médiatique (perte d’image). En retour, ils s’exposent à la perte de rémunération liée à tout le temps non-travaillé.


- La grève est un fait -


La seconde phrase de Jean-Marc Schiappa est tout aussi utile à la compréhension de la grève : « On ne négocie pas l’existence de la grève. Marc Blondel aimait à rappeler que « la grève est un fait ». L’analyse d’un conflit social est toujours un exercice délicat. Elle doit à la fois remonter aux causes objectives de la grève (exemples : revendications salariales, conditions de travail, situation de l’emploi) et aux causes subjectives, aux émotions collectives enfouies qui se libèrent alors.


Les militants syndicalistes le savent bien, qui ne sont pas toujours – il s’en faut de beaucoup – à l’initiative du démarrage d’une grève.


En 1939, dans ses Carnets de route, Georges Dumoulin, mineur CGT, décrit ainsi la grève qu’il a vécue à l’âge de 21 ans en 1898 : « Chez les mineurs la grève est, psychologiquement, une nécessité périodique. On finit par avoir besoin de respirer et de se détendre les nerfs. On n’avait pas fait grève depuis 1893 et on sentait que les esprits étaient mûrs pour la faire. Notre propagande, qui s’attaquait surtout aux longues coupes et aux injustices du travail à la tâche, rejoignait ce qui couvait dans les entrailles de la corporation ».




Les organisations syndicales ont à conduire les discussions avec les directions d’entreprise. Elles ont aussi à maîtriser les débordements incontrôlés ou bien les tentatives de récupération du mouvement à des fins politiques. Conduire une grève, « coiffer un mouvement » n’est pas une mince affaire.


Dans son ouvrage, Jean-Marc Schiappa consacre quelques pages fort intéressantes sur « la grève, mode d’emploi », sur la conduite syndicale d’une grève.



En citant Marc Blondel, secrétaire général de Force Ouvrière de 1989 à 2004, Jean-Marc Schiappa souligne bien qu’avant d’être un droit, la grève est un fait. C’est la raison pour laquelle la règlementation du droit de grève, pourtant indiquée dans la Constitution française, n’a jamais pu être produite. Et c’est pourquoi les propositions de loi qui émergent régulièrement des rangs de l’opposition parlementaire de droite sont vouées par nature à l’échec. On ne régit pas l’émergence d’une grève pas plus qu’un sismologue ne peut ordonner au volcan la date, le volume et la durée de son explosion.


Les débats sur la nécessité du service minimum se situent pareillement dans un cadre juridique qui ne prend pas suffisamment en compte la dimension humaine subjective, émotionnelle, passionnelle de toute grève.


- Culture de la négociation -


La réponse profonde au développement des grèves n’est pas le service minimum ; elle est dans la négociation maximum.


C’est un travail qui demande beaucoup de volonté et de constance. Volonté pour une direction de considérer les représentants du personnel et volonté pour les représentants du personnel de se former aux questions économiques et de comprendre l’entreprise, son développement, ses moments de fragilité, ses exigences d’adaptation.


La culture de la négociation demande dans notre pays à réaliser encore de vastes progrès. Certaines entreprises, naguère marqués par de nombreux arrêts de travail, ont considérablement évolué. La référence est la RATP, avec l’accord signé le 30 mai 1996 sur l’alarme sociale.




La constance est la qualité indispensable pour une direction soucieuse d’incarner cette volonté dans les équipes, au quotidien. Plus qu’une communication institutionnelle ou une charte du dialogue social, c’est l’implication de la ligne managériale dans la gestion des relations sociales qui assure le succès d’une politique sociale efficace. Bien formés, les managers notamment ceux de proximité, sauront gérer leurs équipes, prendre en compte les attentes personnelles, discerner les préoccupations collectives, pressentir les signaux faibles d’une tension sociale, gérer les risques de rupture.


- Exister dans l’entreprise -


Plus en profondeur encore, la réduction des grèves demande de prendre en compte et traduire dans les faits le besoin pour chaque salarié d’exister dans l’entreprise par-delà les compétences professionnelles qu’il y apporte, de se sentir quelqu’un sur le lieu de travail par-delà la mesure de sa contribution que rémunère le salaire.


Se sentir fier d’appartenir à une équipe, à un établissement, à une entreprise, à un groupe fier de son histoire et riche en projets nouveaux.


Sentir aussi, de façon symétrique, que l’entreprise se relie au salarié, qu’elle lui appartient en quelque sorte. La philosophe Simone Weil a bien décrit ce besoin dans « Expérience de la vie d’usine », rédigé en 1941 (et publié en 1942 dans Économie et humanisme sous le pseudonyme d’Emilie Novis) à partir d’une expérience d’avant 1936 : « Il faut que la vie sociale soit corrompue jusqu’en son centre lorsque les ouvriers se sentent chez eux dans l’usine quand ils font grève, étrangers quand ils travaillent. Le contraire devrait être vrai. Les ouvriers ne se sentiront vraiment chez eux dans leurs pays, membres responsables du pays, que lorsqu’ils se sentiront chez eux dans l’usine pendant qu’ils y travaillent ».



L’ouvrage de Jean-Marc Schiappa consacre une dizaine de pages au survol des grèves partout dans le monde et, ce faisant, indique que la grève n’est pas vraiment une spécificité française. Il nous sera permis de considérer les données fournies comme peu convaincantes. Si le 8 janvier 2020 on compte en Inde 250 millions de grévistes, soit près de quatre fois la population de la France (67 millions d’habitants), on peut rappeler que l’Inde compte 1,4 milliards d’habitants. L’appel à des grèves en Allemagne est un évènement sérieux, du fait de la puissance numérique des syndicats allemands et de leurs ressources financières (pour aider les grévistes ayant sacrifié leur rémunération). La culture allemande ne fait pas pour autant de la grève l’outil premier pour faire aboutir les revendications. C’est la négociation qui prime. La grève y est vécue comme l’ultima ratio, le derniers recours des travailleurs. Nous sommes loin d’une conception magnifiée de la grève pour la grève.


Au fond, notre pays poursuit son chemin spécifique :

- en considérant que la grève est première et que l’accord de fin de grève n’est jamais que la sanction toute provisoire du rapport de forces, dans l’attente espérée d’une nouvelle étincelle qui viendra rallumer la mèche des conflits.


- en reliant et en confondant les revendications professionnelles avec des revendications politiques et avec des conflits de société d’une autre nature.


- Gilets jaunes : un mouvement à part -


Jean-Marc Schiappa consacre un chapitre aux grèves récentes en France. Il y parle des « Gilets jaunes : un mouvement de contestation à part », en indiquant que ce mouvement « n’est pas à proprement parler un mouvement gréviste », n’ayant « occasionné des grèves que marginalement et accessoirement ». Pourquoi donc l’auteur accole la mention de ce conflit à ceux de la RATP et de la SNCF en 2019-2020 ? Pourquoi écrire qu’il « est impossible de ne pas le mentionner dans l’histoire des grèves en France » ?


Les révoltes des Gilets jaunes ne sont pas des grèves ; elles expriment un mouvement social d’une autre nature que les conflits du travail. L’explication de ce mouvement et de ses origines a fait l’objet d’analyses qui dépassent le cadre des relations professionnelles et qui s’inscrivent dans une lecture globale de la société, des institutions et des forces politiques.


Les mots grève et conflit social sont proches. Ils ne sont pas strictement synonymes. La grève est un conflit social. Tout conflit social (Gilets jaunes par exemple) n’est pas une grève. Cette distinction est peu admise, ce qui facilite le travail d’amalgame qui tend à relier action syndicale et action politique, à confondre revendication et contestation, à ridiculiser le réformisme et à encenser le révolutionnaire.


Le second ouvrage que nous étudions ici prend pourtant ce parti-pris.



Léonard Vincent, son auteur, journaliste radio, a réalisé plusieurs reportages et ouvrages sur l’Afrique, qui est son champ de compétence professionnelle.


Le livre « Éloge de la grève », paru en septembre 2020, est un texte de commande publié par les Éditions Don Quichotte (groupe Le Seuil) créées en 2008 par Stéphanie Chevrier. L’auteur reprend ici un texte publié en mai 2018 par Le Média et dont la lecture filmée par le comédien Jean-Pierre Darroussin a beaucoup circulé au cours des manifestations contre la réforme des retraites en décembre 2019.


- La grève, « rêverie poétique » -


Sur la base d’une profession de foi énoncée au premier et au dernier chapitre, l’auteur affirme avec talent l’exigence d’une rupture radicale. Le journal communiste L’Humanité (7 octobre 2020) applaudit cet exercice qui « propose une rêverie poétique, historique et un appel à l’action ».


« La grève, geste de haute civilisation » est la dernière phrase du livre qui accomplit un périple dans l’histoire des grèves, des conflits, des ruptures et des mouvements politiques et sociaux depuis l’Égypte de Ramsès III jusqu’à nos jours.


Assurément l’ouvrage a du souffle, du style ; il produit un effet d’entraînement. Il est source d’émotion et de justification de la révolte. De la révolte pour la révolte. Mais la révolte contre qui ? Contre les « managers de la République », contre les gros, les puissants. Soit. Et pour quoi, vers quel projet ? Le texte enflamme mais n’apporte pas. L’action, la révolte, l’émeute, la rupture, la transgression sont magnifiées. Le lecteur est invité à entrer avec émotion dans la rêverie, dans la quête d’un ailleurs, dans la fête révolutionnaire, dans la (g)rêve générale. La grève pour la grève, l’action vers l’action. Cette dynamique hegelienne et marxiste est enivrante et terriblement française.



Les révolutions sont redoutables et n’ont que faire de ceux qui ne sont pas les ultras de la révolte radicale, de la rupture révolutionnaire. Léonard Vincent décrit de façon sévère le personnage d’Isaac Le Chapelier. Président de l’Assemblée nationale le 4 août 1789 lors de l’abolition des droits féodaux, Le Chapelier était un des pionniers de la Révolution française. Député de Rennes, membre de la loge La Parfaite Union, il fut un membre actif du club des Jacobins. Un révolutionnaire à l’évidence. Il fit voter le 14 juin 1791 la loi interdisant l’organisation des gens de métier en corporations.


Avec le décret d’Allarde (9 mars 1791), la loi Le Chapelier inaugura une longue et douloureuse période d’interdiction de tout rassemblement et toute organisation professionnelle en association. Il fallut attendre 1884 (loi sur les syndicats) et 1901 (loi d’association) pour que le républicain René Wakdeck-Rousseau apporte une réponse au vide créé par la Révolution française.


Le Chapelier, lui, fut guillotiné en 1794. Léonard Vincent l’écrit ainsi : « A la fin, il fut chassé ». Et plus loin : « On s’aimait puis on se tuait entre amis adorés : ainsi Caïn tua Abel et Maximilien tua Camille. Ce fut l’État d’urgence métaphysique et chacun se comporta dès lors, comme les ténèbres du fond de l’âme le commandaient ». Terrifiante apologie de la Terreur. La suite des évènements est connue : après Robespierre vint Thermidor en attendant le général Bonaparte et la remise en ordre de toute la société par un État centralisateur et hostile aux libertés associatives et professionnelles.


En 2020, Robespierre inspire toujours nos révolutionnaires. Ses héritiers, Lénine, Staline, Trotski, ont eux-mêmes fait souche en France. Les réformistes, les sociaux-démocrates, les tenants du progrès par la négociation et la recherche de l’équilibre entre intérêts en présence : autant de positionnements et de pratiques douteuses pour les tenants de la révolution. La démolition dans l’Arc de triomphe d’une statue de femme représentant le départ des volontaires de 1792, le feu mis à la préfecture du Puy-en-Velay, la chasse à l’homme lors de la venue du Président de la République quelques jours après, l’utilisation des réseaux sociaux pour dénoncer de manière anonyme les partisans d’une démocratie apaisée, ne sont pas les expressions d’une « rêverie poétique ». Ces actes sont, toute littérature mise à part, l’expression de la haine de l’autre et le rejet de l’esprit de paix.


Or, nous avons besoin de paix sociale.


  • La France en grève du Moyen-Âge aux gilets jaunes, Jean-Marc Schiappa, Librio Flammarion, 2020, 112 pages, 5, -€

  • Éloge de la grève, Léonard Vincent, Don Quichotte/Seuil, 2020, 160 pages, 12, -€




La France en grève, par Jean-Marc Schiappa (extrait) La petite histoire du mot « grève » « Tric », « cessatio », « cabale », «coalition » : la grève a été désignée de différentes façons au fil des siècles. Le terme « grève » lui-même a une étymologie surprenante. En effet, il renvoie tout d’abord à la place de la Grève à Paris. Une grève est une plage ou un banc plus ou moins sablonneux, le long d’une mer ou d’un cours d’eau. A Paris, une telle plage se trouvait jadis à la hauteur de l’actuelle place de l’Hôtel-de-Ville. On pouvait y charger et décharger des bateaux. Des gens sans emploi s’y retrouvaient dans l’espoir de trouver un travail, même temporaire, de débardeur. Au fil des années, cette place de la Grève devint la place de Grève, et par extension, les ouvriers sans emploi devinrent les « grévistes ».


Qu’est-ce que la grève La grève est une cessation de travail concertée et volontaire de la part des salariés, très souvent mais pas obligatoirement, avec l’appui ou à l’initiative d’un ou plusieurs syndicats. Rompant la relation de travail (mais non le contrat) entre l’employeur et le salarié, elle a pour but d’empêcher la réalisation de bénéfices par l’employeur. Les salariés, par la grève, interrompent le circuit économique et entendent contraindre l’employeur à la satisfaction de leurs revendications. Ces dernières sont au cœur de la grève. Elles font souvent l’objet de négociations qui sont un des corollaires de la grève. Parfois, cependant, la grève exclut toute négociation ; c’est le cas de grèves générales visant à chasser un gouvernement ou à demander une revendication précise qui exclut tout négociation (libération de prisonniers, retrait d’une décision). De plus, on appelle aussi « grève » la cessation d’activités par d’autres catégories sociales (lycéens, étudiants, avocats, médecins, commerçants...). Dans un certain nombre de pays comme à certains moments de l’histoire de France, la grève a été interdite, ou fortement limitée. D’ailleurs, en France, le droit de grève n’est pas reconnu à certains fonctionnaires comme les magistrats, les militaires et les fonctionnaires d’autorité.

Enfin la grève cristallise une opposition frontale entre deux groupes sociaux, les employeurs et les salariés. Elle est, d’un certain point de vue, la matérialisation de l’échec du dialogue social. En effet, il ne s’agit plus de déterminer un compromis visant l’intérêt commun des parties (salariés et employeurs) : la grève est la défense des intérêts des seuls salariés. Il s’agit d’un rapport de force. On ne négocie pas l’existence d’une grève. Marc Blondel aimait à rappeler que « la grève est un fait ».


A lire aussi dans Les Études sociales et syndicales

5. Petit glossaire de la grève. 26 octobre 2010

6. L’adieu à la grève ? 4 janvier 2008

7. Grève et paix en Suisse. 14 décembre 2007

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