par Bernard Vivier
Depuis l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale, les menaces de grève en vue des Jeux olympiques sont passées au second plan. Mais elles n’ont pas disparu complètement.
Elles indiquent combien les Jeux olympiques peuvent être instrumentalisés par les adeptes de la grève, mêlant surenchère et chantage. Pourtant, sur le podium du progrès social, les champions de la négociation s’affirment. L’esprit syndical est dans la compétition, pas dans la contestation.
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Les Jeux Olympiques et Paralympiques (JOP) de Paris 2024 se préparent depuis longtemps. Ce n’est une surprise pour personne : ni pour les employés – et donc leurs syndicats – ni pour les directions des entreprises dont l’activité est concernée par la préparation et par le déroulement des évènements.
Un siècle après les Jeux olympiques de Paris de 1924, les JO de 2024 sonnent comme un formidable évènement national, un moment où le monde entier va regarder la France, où son image peut être grandie ou abîmée, où une activité économique intense va procurer des emplois et des rentrées de devises. Le chiffre de 150 000 emplois créés ou en suractivité temporaire a été avancé. Depuis de longs mois, il est possible d’anticiper les conséquences de ce qui est en train de se passer en matière d’emploi et d’organisation du travail.
Dans les entreprises privées ou publiques soumises à l’heureuse pression de la concurrence, la question n’en est pas une. Comme toujours en pareil cas, les directions savent gérer les embauches, les absences au travail, les congés d’été et mettre au point la rémunération des efforts supplémentaires consentis par les salariés : primes, heures supplémentaires, jours de congés compensatoires. Dans ces entreprises, pas de surprise donc : on sait s’adapter et négocier avec les syndicats pour trouver les bons équilibres entre charge de travail et rémunération. Et les grèves y sont très peu nombreuses. Chacun sait combien il est plus efficace de faire gagner l’entreprise plutôt que d’entraver son fonctionnement.
Il en va différemment dans la Fonction publique et dans les entreprises soumises à une tutelle exagérée de l’Etat.
-Surenchère et chantage -
Depuis de longs mois, les syndicats de la fonction publique et des entreprises publiques, singulièrement celles des transports, exigent des primes importantes et même des augmentations permanentes de rémunération, sous peine de cesser le travail pendant le déroulement des JO. Dès l’automne 2023 puis à nouveau à la fin de l’hiver 2024 et ces temps-ci encore à quelques courtes semaines du 26 juillet (date d’ouverture des JO), la CGT, SUD et parfois aussi Force ouvrière affichent dans les media leur ferme intention de recourir à des grèves pour obtenir primes et augmentations de salaires. Le 7 mars dernier, Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, indiquait que son organisation allait déposer des préavis de grèves dans les trois branches de la fonction publique pour la période 15 avril- 15 septembre. Ce qui fut fait et qui permet aujourd’hui à la CGT de transformer ces menaces en grèves effectives à tout moment décidé par elle, en ayant respecté l’indispensable dépôt de préavis dans les secteurs concernés.
Sans utiliser le qualificatif de « prise d’otage », qui demande à être réservé à des situations autrement plus dramatiques, il n’est pas interdit de décrire ces annonces comme le résultat d’une surenchère ou d’un chantage.
Ces syndicats ne peuvent pas dire qu’ils ont découvert durant ces mois de mai et juin 2024 que les salariés et les fonctionnaires verraient leurs emplois du temps bouleversés durant les Jeux. Mais la pression exercée sur les ministres concernés est trop forte. Résultat : les directions des entreprises publiques reçoivent les ordres de tout faire pour que les JO se déroulent bien. En clair : lâcher du lest sur la question des primes. A défaut d’avoir réalisé un bon score dans la compétition électorale des élections européennes du 9 juin et des élections législatives des 30 juin et 7 juillet, le gouvernement entend se rattraper sur le terrain sportif pour regagner en crédibilité.
Cette situation nous conduit à trois réflexions.
-Quand l’Etat gère, y’a d’la poussière !-
La première réflexion est liée à la nature des relations entre les directions des entreprises publiques et nos dirigeants politiques. Ces derniers ne respectent pas ou bien peu la fonction et le rôle de dirigeant d’entreprise publique. Aéroports de Paris ou SNCF sont de belles entreprises dotées de personnels ayant le sens de leur métier. Ces entreprises assurent une mission de service public et sont confrontées à la concurrence internationale, avec les risques et aussi les opportunités de développement que cela représente. Il importe donc de laisser aux dirigeants de ces entreprises leur pleine autonomie de gestion. Ce n’est pas le cas. Les dirigeants de la SNCF et d’Aéroports de Paris, pour ne parler que d’elles, savent déjà avant les JO qu’ils ne seront pas maintenus dans leur poste à l’automne prochain. L’un d’eux, M. Jean-Pierre Farandou PDG de la SNCF, a été convoqué par M. Bruno Le Maire, ministre de l’Economie et des finances, pour se faire réprimander. Il avait négocié avec les syndicats un accord sur les fins de carrière (acte de gestion) sans avoir demandé l’autorisation à ce ministre ! Il est normal que l’Etat guide, oriente les entreprises publiques. Il n'est pas normal qu’il s’immisce dans leur gestion. L’Etat doit être garant, pas gestionnaire, sous peine de gommer l’autorité de leur dirigeant et d’encrasser leurs rouages de fonctionnement. Nous le savons bien : quand l’Etat gère, y’a d’la poussière !
Plus encore que le statut, c’est la pression politique qui freine l’évolution de ces entreprises, en plaçant leurs dirigeants dans une tenaille entre pressions syndicales et pressions politiques.
-Promouvoir la négociation maximum-
La seconde réflexion tient à l’attitude de ceux des syndicats qui actionnent ces menaces.
Le fait d’attribuer des primes -mais pas des augmentations durables de traitement- aux fonctionnaires concernés par ces surcroits de travail (donc pas à tous) est justifié. Est pareillement justifié le versement de primes (et non des augmentations durables de salaires) aux salariés concernés des entreprises de transport comme la RATP, la SNCF ou Aéroports de Paris, tout comme pour les éboueurs, les personnels de santé, les pompiers ou les policiers et gendarmes, car il s’agit d’un événement exceptionnel, qui ne reviendra pas de sitôt. La prime est une contrepartie normale dans ce type de situation.
Pour autant, le comportement des syndicats qui ont fait l’option de ce type de pression n’entre pas dans le cadre de relations normales entre partenaires sociaux. Ce sujet apparu à l’automne dernier a fait l’objet de discussions et a débouché sur une première vague de compensations. Les revendications de ce premier semestre 2024 sont exagérées et injustes. Cette surenchère (répétons le mot) doit nous conduire à promouvoir une modification des règles du droit de grève. Objectif : concilier ce droit fondamental (créé en 1864 et installé dans la Constitution française en 1946) avec un autre droit fondamental, celui de la liberté d’aller et venir pour tous les citoyens, de se déplacer sans entrave. Une loi d’inspiration italienne qui permet de limiter le droit de grève lors des grands départs serait donc bienvenue en France. Le Sénat a tenté cette évolution ; il reste à l’Assemblée nationale de transformer l’essai.
Plus en profondeur, il serait préférable de développer chez tous, syndicats et directions, un mode de fonctionnement favorable à la négociation plutôt qu’à la grève. La question du service minimum n’a jamais été d’une efficacité probante. C’est l’esprit de négociation et de recherche du compromis qui est efficace. Plus qu’un illusoire service minimum en cas de grève, c’est la négociation maximum qu’il faut promouvoir. L’accord signé en 1996 à la RATP est la démonstration que nombre de conflits du travail peuvent se résoudre dans la négociation plutôt que dans la grève.
Contrairement à une idée reçue, notre pays évolue, lentement mais sûrement, dans la bonne direction. Le nombre de jours de travail perdus pour fait de grève diminue d’année en année. Dernier chiffre connu : -13% en 2021 par rapport à l’année précédente. Seuls les secteurs du transport et entreposage restent fidèles à la grève, tout comme la Fonction publique, véritable banquise de la dérive budgétaire et de la mauvaise gestion sociale.
Et la négociation grandit. En 2022 (chiffres publiés en octobre 2023 par le Ministère du travail), près de 1 500 accords de branche et quelque 88 000 accords d’entreprise ont été signés. C’est une belle progression. Résultat : la France, avec 98% de salariés couverts par un accord collectif, se positionne comme un des pays les plus efficaces en la matière. Le taux de couverture moyen est de 75% en Europe et de 35% dans le monde, selon l’OIT. Dans les syndicats, la capacité à construire le progrès social par la négociation s’affirme. Et les champions de la grève se font moins fiers.
-L’esprit sportif, valeur syndicale-
Troisième réflexion : celle sur la distorsion grandissante que ces pratiques font apparaître entre l’esprit des Jeux olympiques et l’esprit syndical.
Les Jeux olympiques nous invitent depuis 1903 (première année des JO) à rapprocher les peuples, à apaiser les tensions, à pratiquer la célèbre trêve olympique entre nations. Thomas Bach, l’actuel président du Comité international olympique (le CIO), parle du « pouvoir unificateur du sport ». L’esprit des JO est de gagner ensemble, de vivre une compétition respectueuse de l’autre. « L’important c’est de participer » dit-on justement : gagner mais pas écraser ou humilier.
La pratique du sport conduit à la compétition fraternelle, à l’esprit d’équipe, à la valorisation de l’effort, au respect de son corps et des règles de santé (anti-dopage), à la reconnaissance du mérite, à la récompense des meilleurs. L’esprit syndical aussi. L’esprit d’entreprise tout pareillement d’ailleurs.
Les syndicats français sont convaincus de ces vertus du sport. Ils ont depuis longtemps incité leurs adhérents à s’engager dans des fédérations sportives ; il se montrent actifs dans l’organisation du Tour de France cycliste. La CGT est présente dans la caravane du Tour depuis 1947, Force ouvrière depuis de longues années aussi. Dans L’inFO militante (publication confédérale de Force ouvrière) du 22 mai 2024, on lit sous la plume de Frédéric Souillot, son secrétaire général : « Le syndicalisme comme le Tour de France, c’est de l’endurance ». Frédéric Souillot y valorise la revendication -pour les salaires et les conditions de travail, entre autres- qui fonde l’action syndicale. Dans la pratique de la négociation et dans la recherche des compromis durables, le syndicalisme trouve sa dignité, à l’exact opposé de la contestation qui abîme le regard de nos concitoyens sur l’action syndicale et son utilité.
En pratiquant pendant les JO un « label de bonne conduite », une « Charte sociale » à l’image de ce que les entreprises engagées dans l’organisation des JO doivent appliquer, la CGT montrerait un véritable esprit sportif. La grève n’est pas un sport olympique.
Trois livres sur les Jeux olympiques
Les rayons de librairie fournissent plusieurs livres intéressants sur le sport et sur les Jeux olympiques qui vont s’ouvrir à Paris le 26 juillet prochain.
Nous en avons retenu trois.
Dans les coulisses des JO. Mon engagement pour des Jeux socialement exemplaires par Bernard Thibault. Editions de l’Atelier, 176 pages, 19€
Publié dès le mois de février 2024, ce livre est l’œuvre de Bernard Thibault, ancien secrétaire général de la CGT (1999-2013) et membre du Comité d’organisation des JO 2024 au titre des cinq organisations syndicales françaises, les trois organisations patronales étant elles aussi représentées dans ce Comité d’organisation.
Il décrit avec conviction les efforts déployés pour que les entreprises engagées dans l’organisation et le déroulement des Jeux respectent une Charte sociale, c’est-à-dire un engagement de bonne conduite de ces entreprises en direction de leurs salariés : salaires, temps de travail, conditions de travail, etc.
Ces efforts ont porté leurs fruits. Bernard Thibault annonce dès l’ouverture de son propos : « Après l’absurdité sociale et environnementale de l’attribution du mondial de football 2022 au Qatar et celle des Jeux asiatiques d’hiver à l’Arabie saoudite en 2029, le sport peut-il se ressaisir ? »
Sports Belle Epoque. Naissance de la passion sportive 1870-1924 par Antoine de Baecque. Editions Passés/composés, 348 pages, 22€
La passion du sport a d’abord été celle d’une certaine élite. A la fin du XIXème siècle, Pierre de Coubertin, parfois critiqué y compris par l’auteur, contribue puissamment à populariser cette passion et à l’incarner dans des compétitions impliquant tous les sports., sur le principe de Jeux olympiques organisés tous les quatre ans dans un pays hôte.
Bien évidemment, des acteurs ont œuvré à cette démarche en amont de Pierre de Coubertin, que décrit fort bien Antoine de Baecque. Tout comme d’autres acteursaprès lui ont diffusé l’importance de prendre soin de soi, de faire grandir l’esprit de compétition et de solidarité, de donner à chacun la possibilité de s’adonner aux loisirs et au sport (on pense bien sûr au Front populaire de 1936).
L’ouvrage s’en tient délibérément à la Belle Epoque, « acte inaugural d’une religion séculière » que nous voyons se poursuivre cette année des Jeux olympiques de Paris, ville déjà organisatrice en 1924, il y a cent ans.
Le sport, anthologie littéraire de Homère à Blondin par Denis Gombert. Bouquins éditions, 648 pages, 30€
Déjà abordé dans l’ouvrage de Antoine de Baecque pour la période de la Belle Epoque, la célébration du sport fait l’objet avec l’ouvrage de Denis Gombert d’une vaste anthologie littéraire. De Homère à Blondin, comme l’indique le sous-titre, quelque 170 textes bien sélectionnés montrent l’intérêt constant à travers les siècles des hommes de lettres pour l’exploit sportif, pour ses succès, pour ses peines aussi. On pense aux « Forçats de la route » d’Albert Londres décrivant le Tour de France cycliste en 1924. Plusieurs textes de Pierre de Coubertin célèbrent le sport. L’un d’eux s’intéresse au football comme « école de perfectionnement moral et d’apprentissage social ». Coubertin écrit : « A côté de la loi de labeur individuel qui vous commande d’être toujours prêt à aller de l’avant, il y a la loi de la solidarité sociale qui vous place, malgré vous, sous la dépendance de vos concitoyens : ils forment l’équipe dont vous êtes un équipier ».
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