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Photo du rédacteurCamille Saint-Jacques

Le « mouvement ouvrier », un élan créateur

L'expression {mouvement ouvrier} est souvent utilisée dans le sens d'une démarche collective de rupture avec le capitalisme. Mêlant et mélangeant démarche syndicale et démarche politique, les promoteurs de la formule souhaitent ainsi caractériser la longue marche en avant d'émancipation des travailleurs, la rupture consciente et organisée d'une classe sociale avec un système qui l'opprime.


Cette vision du mouvement ouvrier correspond à une période précise de notre histoire sociale, celle de la révolution industrielle et des affrontements idéologiques qui l’ont traversée.


Dans son livre « Le mouvement ouvrier », très utilement sous-titré « Une histoire des gestes créateurs des travailleurs », Camille Saint-Jacques, peintre et enseignant, nous invite à un regard renouvelé sur le mouvement ouvrier, appréhendé comme une création d’œuvre en acte, à une approche des gestes ouvriers et populaires, hors de nos schémas de pensée habituels.

Nous livrons ici, avec l’aimable autorisation de l’auteur et de son éditeur, quelques extraits de cet ouvrage qui nous conduit aux carrefours de la création, des rêves, des traditions populaires, des réalités, des métiers, des gestes et du mouvement. BV

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Un siècle durant, du milieu du XIXe siècle au milieu du XXe, l’aura donnée à une catégorie d’ouvriers, au nom d’une vocation historique particulière, a justifié de manière infondée l’idée qu’il ne pouvait y avoir de mouvement ouvrier que dans l’industrie et uniquement dans le sens d’une « lutte finale » contre la bourgeoisie pour le pouvoir politique. Durant toutes ces années cette optique partisane a occulté toute créativité du prolétariat industriel qui ne s’inscrivait pas dans le grand projet socialiste. Le sabotage, la perruque mais aussi la création de réseaux d’entraide, la contribution importante des travailleurs à l’amélioration des méthodes de production pour diminuer la pénibilité des tâches, les activités sportives ou artistiques, au travers des harmonies ouvrières par exemple, les expériences communautaires... sont des aspects du mouvement ouvrier encore peu connus parce que trop longtemps considérés comme accessoires en regard de la lutte sociale. De nos jours, alors que le prolétariat industriel n’apparaît plus comme une classe sociale homogène, en mesure de remplir un rôle historique, on observe dans les pays riches une tendance inverse qui tend à nier l’existence des travailleurs industriels. Alors qu’ils étaient fortement représentés dans la littérature et le cinéma du début du XXe siècle, ils sont désormais absents de la plupart de nos représentations, comme s’ils avaient disparu. Après avoir été idéalisés par nombre d’artistes et d’intellectuels comme un avenir possible pour l’humanité entière, ils sont revenus à un statut proche de celui qui était le leur au début de la révolution industrielle, celui d’une masse laborieuse et plus ou moins dangereuse dont il convient de détourner les yeux. Lorsque les médias parlent des travailleurs des usines, c’est davantage pour souligner qu’ils sont majoritairement issus de l’immigration que pour évoquer leur rôle dans la production et les richesses qu’ils créent.

- Retournement d’image -

Ce retournement de fortune de l’image du travailleur dans nos esprits est directement lié à l’espoir déçu que représente aujourd’hui l’idéal socialiste. Il exprime une déception mais surtout un malentendu initial sur la nature du geste de celui qui œuvre. Certes l’ouvrier d’usine travaille et produit dans un cadre économique injuste et parfois d’une dureté effroyable que Marx et Engels avaient mille fois raison de dénoncer et de combattre. Mais, même dans ce cadre, le geste, le mouvement ouvrier porte en lui son héritage multimillénaire. Au fond des mines, sur les chaînes, l’inventivité des travailleurs s’exerce quelle que soit la dureté des conditions de l’exploitation du travail par le capital. Pour s’épargner une peine inutile, une ouvrière astreinte à un travail répétitif et épuisant, pourra, un jour, imaginer une astuce qui aura échappé aux techniciens du bureau des Méthodes, et qui se révèlera, une fois découverte, rentable pour l’entreprise. Mais le lendemain, la même personne pourra aussi bien saboter la chaîne de montage, histoire de souffler un peu, de jouir du calme de la panne et du plaisir de voir la maîtrise affolée. Les deux gestes participent du mouvement ouvrier. Ils sont légitimes, même s’ils sont contradictoires. Du point de vue révolutionnaire, ils sont insignifiants, parce qu’il ne manifestent aucune conscience de classe et ne font nullement avancer la lutte politique. Du point de vue de l’ouvrière à l’œuvre dans le cadre de l’usine, ils sont indispensables, parce qu’ils expriment une forme de résistance, de dignité et de liberté individuelle, dans un milieu où tout conteste le sens de ces mots. Lorsque le corps et l’esprit sont soumis tout entiers pendant des heures au rythme imposé par la machine, il peut y avoir une sorte de jubilation à exercer son intelligence, un jour pour penser que manière encore plus rationnelle que la chaîne, et le lendemain pour dérégler ou détruire toute la mécanique.


De même, un grand nombre de clubs sportifs, d’orchestres, d’écoles de danse, de groupes folkloriques, se sont formés au sein du monde ouvrier. L’organisation rationnelle de la production trouvait là un écho à des cohérence rurales plus anciennes pour forger des solidarités nouvelles. Mais ces loisirs ont souvent été dénigrés par les révolutionnaires à cause du regard bienveillant et paternaliste du patronat à leur égard. Il n’empêche qu’il y a là unue expression profonde de la vitalité et de l’imagination ouvrières qui n’a certes pas permis de déposséder la bourgeoisie de son capital, mais qui à largement contribué à la naissance d’une culture populaire, d’une pop music par exemple, au succès planétaire(...).

- Élan et créativité -

Parce que avant de façonner le monde, le mouvement ouvrier est d’abord un élan. Son sens tient davantage dans la régénération perpétuelle qui naît de ce mouvement que dans l’aboutissement d’une réalisation, d’un mot d’ordre. Qu’on l’observe à l’échelle historique ou bien à celle d’un geste individuel, le mouvement ouvrier dérape ou se dérobe dès que l’analyse prétend le limiter à une clôture, une causalité. Jusque dans ses réalisations les plus concrètes, l’œuvre se pense d’abord dans ses excès, ses écarts, ses apories et ses échecs parce que c’est là que respire et rebondit sans cesse le mouvement qui l’a fait naître dans un recommencement qui est le contraire de la répétition.


En soumettant ce mouvement à la nécessité de produire, l’économie l’asservit, le détourne et use ses capacités. Aucun groupe humain ne peut se passer de cette astreinte productive qui met à l’abri du besoin et constitue un bien commun indispensable à la vie sociale. Mais il est illusoire de croire qu’il est possible de dissoudre indéfiniment le mouvement ouvrier dans le cadre économique du travail productif, sans que cela rejaillisse ici ou là, de manière discrète, presque imperceptible et gratuite, ou bien à l’échelle d’évènements sociaux, cette aspiration à l’œuvre créatrice. Entre l’œuvre et le travail, il n’y a pas de compromis possible, justement parce que le travail n’est jamais qu’un parasite du mouvement ouvrier, une manière de le rendre utile, commode, pratique, rentable... autant de valeurs dont le geste créateur n’a que faire. De ce point de vue, les philosophies politiques libérales et socialistes sont d’accord. Il s’agit toujours pour elles de construire un ordre susceptible de canaliser le mouvement ouvrier dans le travail. Seule la finalité de ce travail les oppose, ainsi que la question de savoir qui peut légitimement s’en approprier la plus-value. Si les libéraux voient volontiers dans les classes laborieuses des classes dangereuses, le courant socialiste s’aveugle tout autant en refusant de considérer ce que le mouvement ouvrier peut avoir de destructeur et d’imprévisible. Au nom d’une situation privilégiée dans l’industrie qui rendait le prolétariat moins enclin à réclamer la propriété privée de l’outil de travail, le pari marxiste a été de faire de la classe ouvrière une catégorie élue, à même de guider le reste de l’humanité vers une harmonie sociale universelle. Or la classe ouvrière industrielle n’a pas le monopole du mouvement ouvrier.



Fernand LEGER, L’équipe au repos (Etude pour les Constructeurs) (1950)


Celui-ci innerve tout le corps social. Chaque individu, à des degrés divers, se prend - et parfois se surprend - à œuvrer à son tour. Dans toutes les sociétés, à toutes les époques, les conduites artistiques et esthétiques fournissent un nombre infini d’exemples de cette créativité courante qui déborde parfois les codes et les habitudes. A défaut d’un « grand soir » révolutionnaire, c’est dans cette créativité de tous les instants, qui passe souvent inaperçue, que s’élabore notre capacité de résistance à la « valeur travail » que prônent également tous les partis politiques. C’est par des œuvres parfois infimes, un pas de danse, un trait d’humour, un geste sportif, que nous jouissons de la vie, que nous nous émancipons à la fois de l’habitude et de la contingence, en un mot que nous nous ouvrons aux possibles de l’avenir.

Le mouvement ouvrier. Une histoire des geste créateurs des travailleurs. Camille Saint-Jacques, Ed. Max Milo, 2008, 288 pages, 25€

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