La réglementation concernant le paiement des jours de grève a évolué. Les mentalités aussi, qui ont banalisé le sens de la grève.
La grève a toujours existé, la plus ancienne dont le récit nous soit parvenu ayant eu lieu vers 2100 avant Jésus-Christ, à Thèbes, dans la Haute-Egypte et il est vraisemblable qu’elle existera toujours, sous une forme ou sous une autre. Elle a toujours existé et pourtant elle a longtemps été tenue pour illégale et, en tant que telle, objet de répression policière et de poursuites judiciaires.
La plus célèbre de ces lois répressives fut adoptée par l’assemblée constituante le 14 juin 1791 sur le rapport du député Le Chapelier dont elle porte le nom, promulguée le 17 juin par Louis XVI quelques jours avant qu’il ne tentât de recouvrer sa liberté. On devait en retrouver la substance en 1810 dans les articles 414, 415 et 416 du Code pénal qui frappait de peines sévères « toute coalition entre ceux qui font travailler des ouvriers tendant à forcer injustement et abusivement l’abaissement des salaires » et « toute coalition de la part des ouvriers pour faire cesser en même temps de travailler, interdire le travail dans les ateliers, empêcher de s’y rendre, etc ».
C’est en application de ces trois articles du Code pénal que furent poursuivis durant plus de cinquante ans et souvent fortement condamnés des milliers de grévistes et de meneurs de grève.
- 1864-1946 : la reconnaissance progressive d’un droit -
Napoléon III ouvrit la première brèche dans cet édifice répressif. La grève, c’est-à-dire la cessation concertée et collective du travail, était jusqu’alors condamnée non en tant qu’abandon du travail, mais en tant que concert et action collective. En tant que coalition, ce concert, cette action menée en commun apparaissait comme une espèce de complot contre l’ordre public. Les constituants tenaient de Rousseau et de leur expérience des premiers temps révolutionnaires une méfiance très vive, pour ne pas dire une haine, pour tout groupe ou association qui s’interposerait entre l’individu et l’Etat, et qui exprimerait une volonté particulière contraire à la volonté générale.
La loi du 25 mai 1864, rapportée par Emile Ollivier, supprima le délit de coalition et le remplaça par le délit d’entrave à la liberté du travail. Les grévistes n’ont pas le droit d’empêcher leurs camarades de continuer à travailler si tel est leur désir, mais eux-mêmes ne peuvent plus être poursuivis pour s’être concertés, coalisés, pour avoir agi en commun. La grève désormais n’est plus en soi un délit.
Il y eut par la suite d’innombrables poursuites intentées contre des grévistes et des condamnations prononcées, mais c’était non parce qu’ils avaient fait grève, mais pour des délits commis à l’occasion de la grève, entraves à la liberté du travail, pouvant aller jusqu’à des violences contre les personnes, bris de machines, dégradation des bâtiments, etc.
Sans que cela fût précisé de quelque manière que ce fût, la grève, si elle n’était plus un délit, constituait en fait une rupture du contrat de travail (comme on ne disait pas encore, et pour cause). Les grévistes n’étaient plus traînés en justice pour avoir déserté leurs ateliers mais leur patron avait parfaitement le droit de considérer qu’ils avaient cessé de faire partie de son personnel, puisqu’ils l’avaient quitté de plein gré, et il profitait souvent de la circonstance pour ne pas reprendre après la grève ceux qu’il considérait comme des indésirables.
Il faudra attendre presqu’un siècle pour que la jurisprudence d’abord, la législation ensuite établissent que « la grève ne rompt pas le contrat de travail, sauf faute lourde imputable au salarié », comme il est dit dans la quatrième loi sur les conventions collectives promulguée le 11 février 1950.
Entre temps, la Constitution de la IVème République, adoptée par référendum le 19 avril 1946, avait, par l’article 32 de son préambule, intitulé « déclaration des droits de l’homme », stipulé que « le droit de grève est reconnu à tous dans le cadre des lois qui le réglementent ».
L’article fut d’abord pris au sérieux et Léon Blum, bien que son gouvernement ne fût que transitoire (16 décembre 1946 ’ 20 janvier 1947) chargea une commission présidée par Daniel Mayer, ministre du Travail, d’étudier une réglementation de la grève, mais cette commission n’aboutit pas.
Depuis lors, ce travail d’ensemble n’a jamais été repris, mais, outre des précisions de toutes sortes apportées par une jurisprudence surabondante, quelques textes législatifs sont venus tracer des limites à l’exercice du droit de grève.
- 1963 : première réglementation -
Le plus célèbre est la loi du 31 juillet 1963 qui fut proposée au vote de l’Assemblée nationale à la demande expresse du général de Gaulle. Il avait été profondément irrité, voire humilié par le retard de plusieurs heures qu’une grande grève des transports et les encombrements de la circulation qu’elle avait engendrés avaient infligé à l’arrivée à l’Elysée, venant d’Orly, d’un hôte de marque, le roi du Maroc.
La nouvelle loi précisait que, quand « les personnels civils de l’Etat, des départements et des communes », ceux des entreprises, organismes et établissements publics ou privés « chargés de la gestion d’un service public » font usage du droit de grève, « la cessation concertée du travail doit être précédée d’un préavis émanant » d’une ou de plusieurs organisations syndicales représentative « sur le plan national », préavis devant parvenir à l’autorité concernée cinq jours francs avant le déclenchement de la grève.
Soulignons le passage : cette loi, dénoncée aussitôt comme antisyndicale, renforçait les droits et pouvoirs des organisations syndicales bénéficiant du privilège de la représentativité, puisqu’elle leur donnait le monopole de la grève licite dans un secteur immense de l’activité, nul autre syndicat, ni à plus forte raison une « coordination » extra-syndicale n’ayant la possibilité de déposer un préavis de grève qui pût être considéré comme valable.
Pour la première fois dans un texte législatif, il était précisé, ce qui pourtant allait de soi, que « l’absence de service fait par suite de cessation concertée du travail entraîne une réduction proportionnelle du traitement ou salaire et de ses compléments autres que les suppléments pour charges de famille » (article 6).
Un ancien paragraphe limitait la « proportionnalité » de la retenue. « Toutefois, quelque soit le mode de rémunération, la cessation de travail pendant une durée inférieure à une journée de travail donne lieu à une retenue égale à la rémunération afférente à cette journée ».
En votant cette disposition, qu’à première vue, on pourrait considérer comme inéquitable, le législateur avait voulu mettre fin à une pratique qui s’était répandue depuis mai 1962 et qui aboutissait à transformer la grève en farce, elle qui avait été jadis une tragédie. Ainsi, dans les centres du tri postal, il suffisait d’arrêter le travail au moment de l’embarquement des sacs de courrier vers les gares et les aéroports pour que la distribution fût à peu près aussi perturbée que par une grève de toute la journée. Et cette aimable plaisanterie ne coûtait pas grand chose, puisqu’on reprenait le travail très rapidement, à la minute même où le retard était devenu irréparable. La retenue sur les salaires était ainsi réduite à peu près à rien.
Bref, on ne payait plus sa grève. La grève n’entraînait plus ces sacrifices qui la rendent respectable. Elle devenait une espèce de jeu.
Le second alinéa de l’article 6 de la loi du 31 juillet 1963 tentait de mettre fin à cette pratique peu honorable et de rendre à la grève sa respectabilité.
- 1982 : retour sur la réglementation -
Les socialistes revinrent sur cette disposition. Le ministre délégué auprès du Premier Ministre (Pierre Mauroy) chargé de la Fonction publique et des réformes administratives, le communiste Anicet Le Pors (qui, depuis, a parcouru un bien long chemin vers des positions plus modérées) fit voter par une majorité qui, jumelant volontiers démocratie à ce que nous nous permettons d’appeler l’odocratie, le gouvernement de la rue, une loi du 19 octobre 1982 qui modifiait profondément sur ce point le texte de 1963.
Cette loi précisait que « pendant la durée du préavis, les parties soient tenues de négocier ».
L’article 6 de la loi de 1963 (article 526-1 du Code du Travail) qui, que l’on sache, en dix-neuf ans de service, n’avait jamais entravé l’exercice normal et légitime du droit de grève, était amputé de son second alinéa, lequel par l’article 2 de cette nouvelle loi du 19 octobre 1982 « relative aux retenue pour absence de service fait par les personnels de l’Etat, des collectivités locales et des services publics » était profondément modifié.
Le premier alinéa de cet article restait à peu près sans changement, sauf la suppression de « réduction proportionnelle » remplacé par « retenue », mais le second alinéa disparaissait complètement et la proportionnalité des retenues était définie dans un article 3 ainsi conçu :
« L’absence de service fait, résultant d’une cessation concertée du travail donne lieu, pour chaque journée, si elle n’excède pas une heure, à une retenue égale à un cent soixantième du traitement mensuel, si elle excède une heure sans dépasser une demi-journée, à une retenue égale à un cinquantième du traitement mensuel, lorsqu’elle dépasse une demi-journée sans excéder une journée à une retenue égale à un trentième du traitement mensuel ».
Ces comptes d’apothicaire ne pouvaient que réjouir les amateurs de la grève en dentelles qui pourraient reprendre, sans trop de casse pour eux, leurs activités festives de trublions irresponsables.
- 1986 : nouvelles dispositions -
Quand la droite revint au pouvoir, en 1986, avec le second gouvernement Chirac (qui, notons-le en passant, n’avait plus de ministre du Travail, mais un ministre des affaires sociales et de l’emploi, Philippe Séguin) ne pouvait pas ne pas revenir sur ce sujet, mais elle le fit avec sa maladresse habituelle quand il s’agit du mouvement syndical. A part quelques uns, bien peu nombreux, les hommes politiques du centre et de la droite ne connaissent rien du mouvement syndical, ni à son histoire, mal enseignée dans les écoles et les universités, ni à sa situation présente. Ils ont toujours peur d’être considérés comme des réacteurs sociaux s’ils s’opposent sur quelques points aux militants syndicaux et tentent ’ stupidement ’ de se les concilier par des propos flagorneurs. On en a entendu qui mériteraient l’anthologie dans les conflits du printemps 2003.
Toujours est-il qu’à l’issue de débats confus au cours desquels s’illustra le député Lamassoure qui aurait voulu qu’on revînt au texte de 1963, le Parlement adopta une loi « fourre-tout » comportant diverses « mesures d’ordre social » promulguée le 30 juillet 1987.
Elle abrogeait notamment l’article 2 de la loi du 19 octobre 1982 qui avait proportionné les retenues opérées sur les salaires et traitement au nombre des hausses de grève dans la journée. Mais elle ne remettait pas en vigueur le second alinéa de l’article 6 de la loi de 1963.
La loi ne dit donc plus rien de ces courts arrêts de travail dont la capacité de nuire est pourtant à peu près égale à celle d’une journée de grève.
Sans doute n’a-t-on pas voulu avoir l’air de chipoter, mais, comble de confusion, on a maintenu l’article 3 de la loi du 19 octobre 1982 qui donnait sa substance au premier alinéa de l’article L 521-1 : « [...] l’absence de service fait par suite de cessation concertée du travail entérine une retenue de traitement ou de salaire et de ses compléments autres que les suppléments pour charge de famille. Les retenues sont opérées en fonction des durées d’absence définies à l’article 2 de la loi précitée », à savoir celle du 19 octobre 1982.
Ainsi, le Code du Travail se réfère toujours à un article de loi qu’une autre loi a abrogée.
- La grève, une révolte sans risque ? -
Le non-paiement des jours de grève est dans la logique des choses et les syndicalistes d’autrefois ne réclamaient pas contre lui, fussent-ils syndicalistes révolutionnaires ou anarcho-syndicalistes. Un travail qui n’a pas été exécuté n’a pas à être payé, puisqu’il n’existe pas. Et ce qui donnait du poids à la grève, du mérite, de la moralité, c’était que ceux qui s’y livraient acceptaient un sacrifice pécuniaire qui pouvait n’être pas négligeable. Comme nous l’avons dit déjà, le gréviste en quelque sorte payait sa grève. La retenue effectuée sur son salaire n’avait d’ailleurs pas, juridiquement parlant, le caractère d’une sanction au sens punitif de ce terme. Elle n’était que la conséquence logique de sa cessation de travail : pas de travail, pas de salaire.
Les communistes, qui n’ont jamais eu un grand souci de la morale ouvrière (« En régime capitaliste, tout est permis. La morale, ce sera pour plus tard, pour quand on sera dans la société socialiste ») ont répandu l’habitude d’ajouter à la liste des revendications qui motivent la cessation du travail : paiement des jours de grève, laissant espérer ainsi à ceux qui hésiteraient que, quoi qu’il arrive, ils ne perdront rien et il est arrivé qu’on leur ait donné satisfaction. Ce serait même devenu la règle dans la fonction publique.
Le plus souvent, quand la grève a été longue, autant aux salariés qui l’ont faite qu’aux employeurs qu’ils ont soumis, on s’accorde à l’amiable, dans un esprit d’apaisement, pour étaler cette retenue sur plusieurs mois et il arrive que, dans un esprit de paternalisme, on passe l’éponge au bout de quelques temps et qu’on effectue pas les dernières retenues. C’est un peu une manière de dire que les grévistes n’étaient pas tout à fait conscients de leur acte et de ses conséquences ’ et qu’il faut leur pardonner. Cela ne renforce guère la dignité des syndiqués, des travailleurs.
Et que dira-t-on à ceux qui ont refusé de faire grève et qui pourraient s’étonner qu’on accorde à ceux qui ont cessé le travail une sorte de gratification ? Et est-ce que de payer ainsi, sur les fonds de l’entreprise, du travail qui n’a pas été fait ne pourrait pas être considéré comme un abus de biens sociaux ?
C’est surtout une question de morale, de dignité ouvrière et syndicale. La grève fut jadis bien souvent un acte héroïque qui entraînait, pour ceux qui s’y livraient, des sacrifices parfois effroyables. Aujourd’hui, le gréviste ne court pratiquement aucun risque, puisque son contrat de travail n’est pas rompu et que lui-même ne peut être par la suite l’objet d’aucune discrimination pour avoir fait grève.
Dans ces conditions, si la grève ne comporte plus cette sanction naturelle ’ sanction n’ayant ici aucun sens punitif ’ elle perd tout crédit, toute considération et, redisons-le, toute moralité.
En faisant grève, tout salarié renonce implicitement au salaire qu’il aurait gagné les jours où il a décidé de cesser le travail. C’est ainsi qu’il mérite, que son geste mérite le respect, la considération, parfois même l’admiration. Autrement, la grève ne serait plus qu’un semblant de révolte, une révolte sans risque, bien capitonnée, bien climatisée, une révolte qui n’implique plus le moindre héroïsme et qui se place sous le signe de la facilité et du laxisme.
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