Travailler en perruque, c'est fabriquer pour soi, sur le lieu du travail et pendant le temps du travail, souvent avec des matériaux détournés. D'où vient et quel sens a cette expression ?
Dans l’important ouvrage qu’il a consacré aux expressions utilisées dans les différents milieux de travail (Le parler des métiers, Robert Laffont, 2002, 1174 pages, 55 €), le chanteur Pierre Perret cite trois utilisations du mot « perruque ». La première est observée chez les plombiers : « Coupe l’arrivée d’eau et va me chercher de la perruque dans la camionnette ». La « perruque » (on dit aussi la « blonde ») est donc la filasse utilisée pour étanchéifier les filetages. La référence aux cheveux est évidente.
Une autre utilisation du mot « perruque » est observée dans les métiers du cinéma, pour désigner l’enchevêtrement que forme une pellicule accidentellement débobinée. Là encore, l’évocation d’une perruque de cheveux est claire.
Pierre Perret fournit une troisième définition de la « perruque », celle d’un « bricolage personnel fait à l’atelier, au détriment de l’entreprise ». Et de fournir la citation suivante : « Faire de la perruque chez un joaillier, c’est ce qui paye parfois une semaine à Courchevel ».
« Faire en perruque » consiste alors à travailler pour son propre compte, en fraude, sur le temps de travail, avec les matériaux de l’entreprise.
Dans son « Bouquet des expressions imaginées » (Le Seuil, 1990, 1382 pages), Claude Duneton - autre grand amateur d’expressions populaires et de locutions figurées - souligne bien le caractère illégal de la démarche : faire de la perruque, c’est travailler pour soi au lieu de travailler pour le patron.
Apparue en France à la fin du XVème siècle et répandue après 1630, lorsque Louis XIII compléta sa chevelure par des postiches, la perruque désigne une chevelure factice.Pendant longtemps, les perruques ont été faites avec des cheveux naturels. Les ouvriers coiffeurs récupéraient les cheveux qu’ils avaient coupés et les revendaient aux fabricants de perruque.Tout pareillement, le travail en perruque désigne un travail en trompe l’œil, en cachette, avec des matériaux récupérés.
- Une expression vieille de deux siècles -
Le « Dictionnaire historique des argots français » de Gaston Esnault (Larousse, 1965, 644 pages) fait remonter l’origine du mot à la première moitié du XIXème siècle, dans un contexte qui n’est pas spécialement celui du travail et des métiers. La perruque est un détournement, un abus de confiance. « En 1883, nous dit Gaston Esnault,faire le poil est un synonyme de faire la guerre (à quelqu’un), le gruger ; en 1807, être le perruquier dans l’affaire, être la dupe, signifie, au vrai, être la victime du perruqueur, être celui aux dépens de qui se fait la perruque ».
L’application au monde du travail est aisée et Gaston Esnault mentionne la date de 1856 pour un outil fait en perruque (ouvriers d’arsenaux, du bâtiment et Arts à Angers), ajoutant que l’agent de la Sûreté (nos renseignements généraux actuels) qui mène une enquête pour un particulier fait aussi de la perruque. Alain Rey, dans sonDictionnaire historique de la langue française(Le Robert, 1992, 2 volumes), date une perruque en 1858 pour un « détournement de matériel de l’Etat ».
L’expression s’est installée dans la France artisanale et industrielle de la seconde moitié du XIXème et du XXème siècle. Dans « Le Sublime », rédigé un an avant la Commune par Denis Poulot, ancien contremaître devenu patron, une note explique (page 298 de la troisième édition, 1887) que « faire une perruque, c’est travailler pour soi ». Cette remarque est faite au sujet de la réclamation des ouvriers menuisiers à être fournis en outils par leur patron. Et de citer un ouvrier : « Le patron croit qu’il ne paie pas les outils que nous avons, mais les trois quarts sont faits en perruque dans la boîte, ils lui reviennent plus chers que s’il les fournissait ».
Notons au passage que la perruque décrite par Denis Poulot souligne l’attachement de l’ouvrier à ses outils. Et que, jusqu’à des périodes récentes, il n’était pas rare de voir l’ouvrier partir à la retraite avec sa caisse à outils.
Le sens donné par Denis Poulot à la perruque apparaît quelque peu inhabituel. Pour Poulot, dans le cas qu’il cite, la perruque consiste à détourner le bois et les matériaux de l’entreprise pour fabriquer ses outils. Alors que dans le sens courant, la perruque est un détournement des outils et des matériaux de l’entreprise, pour une production qui ne profite pas à celle-ci, c’est-à-dire tout le contraire.
- Bricole, casquette et pinaille -
Par extension de forme, la perruque en est venue à désigner, dans une période plus récente (XXème siècle), des situations de travail ou de fabrication ou des matériaux qui évoquent la chevelure postiche. Alain Rey cite ainsi l’emploi du mot (1926) par les pêcheurs pour désigner l’amas formé par une ligne emmêlée et, en bijouterie (1962) pour la masse de fil de fer sur laquelle on soude les métaux.
Les deux expressions citées par Pierre Perret au sujet de la perruque (la blonde) des plombiers et de la perruque des métiers du cinéma entrent dans cette catégorie. Dans tous ces cas, il n’y a pas de détournement de matériel et l’utilisation du mot perruque ne permet aucun rapprochement de sens avec l’expression « faire en perruque » ou « travailler en perruque ».
Le terme « perruque » est bien le plus usité en France. Mais il n’est pas le seul. Dans un ouvrage synthétique et fort intéressant « L’usine en douce » (L’Harmattan, 2001, 110 pages), Etienne de Banville recense d’autres termes pour désigner la même réalité. Termes généraux : travail en sous-sol, travail de la main gauche, travail en douce, travail masqué. Ou bien termes propres à certaines régions : bricole (à Nantes, à Montbéliard), casquette (à Tulle), pinaille (à Sochaux-Montbéliard). Ou encore termes propres à certains métiers comme ceux du verre où les perruques sont appelées bousillés et les perruqueurs dénommés beaussiers (à Arques).
Dans son numéro récent de la revue Sociologie du travail (n°4, vol.45, octobre-décembre 2003), Michel Anteby consacre une étude à « La perruque en usine : approche d’une pratique marginale, illégale et fuyante ». Il note que le phénomène est connu aux Etats-Unis sous le terme de « homers » et de « government jobs ». Homer laisse penser que l’objet est rapporté à la maison ou que son auteur est renvoyé à la maison. Government jobs souligne ironiquement que travailler pour l’Etat équivaut à faire de la perruque.
En Grande Bretagne, on parle de « fiddling » et de « pilfering ». Pilfer suggère un pillage et fiddle (au sens premier : jouer du violon) signifie aussi tromper quelqu’un.
On le voit bien : à travers les époques et les pays, l’idée d’un détournement d’outils, de matières premières ou de temps de travail est au centre du travail en perruque.
- Une pratique tolérée ; jusqu’où ? -
Une question se pose : jusqu’où la pratique de la perruque peut elle être tolérée dans l’entreprise, à partir de quand peut-on la juger illégale ? Autrement dit, l’ouvrier joaillier cité par Pierre Perret, qui fait de la perruque pour se payer une semaine à Courchevel, est-il répréhensible ?
Sur ce point délicat de la frontière entre perruque et vol, Etienne de Banville apporte un éclairage situant domaine et dénominations :
L’ouvrier joaillier de Pierre Perret, s’il veut se loger à Courchevel et louer ses skis, sera supposé vendre le travail fait en perruque. A nos yeux, ce n’est plus de la perruque mais du travail clandestin.
Le bricolage possède, lui, une connotation sympathique, suggérant qu’un esprit astucieux a su créer à son domicile - et en tout cas, hors de l’entreprise - une œuvre à partir de moyens modestes, voire récupérés. C’est sur ce point qu’une parenté s’affiche avec la perruque. Il n’est pas rare, en effet, que le bricoleur récupère ou détourne des outils ou des matériaux de l’entreprise où il travaille.
Le travail au noir est la notion la plus éloignée de la perruque. Réalisé hors de l’entreprise et destiné à la vente, le travail au noir se distingue nettement de la perruque, faite sur le lieu du travail et dont la finalité est celle du don. Rien à voir donc entre la perruque ou le bricolage d’une part et le travail au noir d’autre part, dont l’importance constitue pour certaines économies nationales une véritable gangrène : concurrence déloyale entre producteurs, soustraction aux recettes fiscales de l’Etat et aux obligations sociales en faveur des travailleurs.
- Discrétion patronale et syndicale -
L’attitude des organisations syndicales et patronales sur le travail illégal (entreprise clandestine, travail au noir) est connue. Celle sur la perruque ne l’est pas. Dans « L’usine en douce », Etienne de Banville observe : « Les organisations syndicales ouvrières ont, dans leurs discours, une appréhension de la perruque finalement assez similaire à celle des organisations patronales : tout se passe comme si, officiellement, la perruque n’existait pas ; et, par suite, moins on en parle, mieux c’est » (page 84).
Dans telle entreprise de maroquinerie de notre connaissance, la perruque est reconnue et organisée. Les ouvriers maroquiniers - de véritables artisans - disposent d’un avantage dénommé « bons personnels ». Celui qui consiste à fabriquer, sur le lieu du travail mais en dehors des horaires de travail, un article de grande maroquinerie (sac) et un article de petite maroquinerie (ceinture par exemple) par an et par personne. Destiné à un usage personnel, ces articles portent la marque de l’entreprise, avec un signe supplémentaire qui indique leur destination non-marchande. Les artisans qui fabriquent ces articles achètent la matière première à l’entreprise. Ils sont, selon la tradition de la corporation, propriétaires de leurs outils.
La direction s’interroge sur cet usage qui ne concerne plus qu’une partie du personnel (35 % à 40 % contre 80 % il y a cinquante ans) et dont elle appréhende les risques de dérive (c’est-à-dire la revente « au noir »). Elle n’est pourtant pas portée à sa remise en cause.
Une telle pratique est intéressante. Elle permet un encadrement de la perruque et une prévention des dérives en même temps qu’elle établit un signe de reconnaissance de l’esprit créateur d’artisans considérés comme parmi les meilleurs de la profession.
Etienne de Banville, qui est chercheur au CNRS à Saint Etienne sur le système automobile, les rapports interentreprises et le développement local, s’interroge de son côté sur « la puissance de ce potentiel manifesté par la vitalité du phénomène de la perruque : pourquoi certaines directions ne pourraient-elles pas imaginer des formes attirantes pour faire s’exprimer ce potentiel ? ».
A l’heure où la distinction entre travail et vie privée devient moins nette, où la frontière entre l’entreprise et son environnement s’estompe, le travail en perruque, loin d’être une pratique ancienne à l’appellation désuète, lance un clin d’œil à la réflexion sur des formes d’activité et de production alliant créativité et flexibilité, liberté et adaptabilité.
L’ère des « sublimes ouvriers » n’est pas achevée.
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