Un récent dossier réalisé par l'hebdomadaire l'Express indique combien la France est sortie groggy de la crise COVID. Le titre du dossier est "Travail, le nouveau mal français". Pascal Perri approfondit l'analyse en publiant "Génération farniente. Pourquoi tant de Français ont perdu le goût du travail".
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Pascal Perri n'est pas un journaliste affecté par le conformisme. Journaliste économique à LCI, chroniqueur aux Echos, il a rédigé plusieurs essais dont SNCF, un scandale français, Retraites, la dernière chance et Le Péril vert.
Avec Génération farniente, l'auteur analyse et décrypte le vaste mouvement d'allergie au travail qui semble affecter notre pays.
La France est le pays où le temps passé au travail au cours d'une vie est l'un des plus faibles au monde. Il est celui des pays développés - exception faite de la Suède - où l'on part le plus tôt à la retraite.
Dans un style qui n'est pas sans rappeler celui d'un autre journaliste à succès, François de Closets qui publia en 1982 "Toujours plus", Pascal Perri croise le fer. La gauche politique est critiquée pour avoir délaissé la valeur travail et avoir abandonné tout respect des réalités économiques sur l'autel des principes politiques (exemple : les 35 heures).
La droite politique n'est pas moins observée avec sévérité pour ne pas suffisamment prendre en compte ce qui, par-delà l'approche économique, explique une "allergie générale au travail". Il s'agit là, dit l'auteur, d'un "phénomène culturel et anthropologique".
Notre pays a bâti, par la quantité de travail effectué et par les gains de productivité, un modèle social puissant et redistributeur. Ce modèle peut-il perdurer ? Pascal Perri le pense, si l'on répond à quatre défis importants :
une production différente pour répondre à l'exigence climatique. Il faut faire mieux avec moins ;
une réponse au vieillissement démographique pour avoir une population active suffisante ;
un recentrage en profondeur du système éducatif ;
un changement profond des modes de management.
Ce dernier point concerne les entreprises et non pas la classe politique. L'auteur écrit en conclusion de son ouvrage : "Les grands sujets de l’autonomie et de la liberté vont submerger le monde professionnel. Il faut répondre aux attentes avec une double préoccupation : réinvestir le sens collectif du travail – car une société de travailleurs isolés est vouée à l’échec – et respecter autant que possible le besoin croissant d’indépendance, au sens où celle-ci est
d’abord la maîtrise du temps."
Au sein des entreprises, les directions générales, tout autant que les directions des relations humaines, sont concernées. Il leur faut définir, installer et garantir dans la durée un management qui sache organiser cette durable préoccupation dont parle Pascal Perri.
Le management de proximité doit lui aussi maîtriser les nouvelles façons de gérer les personnes et les équipes au travail.
Et il n'est pas jusqu'aux syndicats à se remettre en cause pour répondre aux attentes des générations montantes qui délaissent des pratiques de l'action collective en risque d'être dépassées.
Bernard Vivier
1- Le travail, ce n'est plus grand chose
Quand on produit mieux, on peut travailler moins ! Une vie humaine de 85 ans représente un total, enfance comprise, de 744 600 heures. Quarante-trois années d’activité aux 35 heures (1 607 heures par an), soit 172 trimestres cotisés en vue de la retraite valent 69 101 heures. À l’évidence, le travail n’occupe pas toutes nos existences (9,2 % du temps de vie retenu et, pour être plus fidèle au quotidien, environ 20 à 25 % de notre temps de vie éveillée), y compris quand on ajoute une période d’études plus ou moins longues. Quand elle affirme que « l’économie capte l’essentiel de notre temps », la philosophe Cynthia Fleury se trompe. Elle se rattrape un peu après en évoquant « l’économie du divertissement qui accapare de plus en plus notre attention et notre énergie¹ ».
L’économie du divertissement n’est pas la production. Ne nous trompons pas de sujet. Nous ne sommes pas écrasés par le travail. Avec une quantité de travail modeste au regard des autres grands pays développés, nous parvenons à financer le train de vie de l’État et un modèle social ambitieux. Nous le faisons cependant au prix d’une dette laissée à nos enfants.
Reprenons les chiffres ! Nous consacrons au travail moins de 10 % de notre temps de vie, repos inclus. Pour les catégories dites actives, voire super-actives, plus exposées aux contraintes du travail, l’espérance de vie à 78 ans, inférieure à la moyenne nationale, représente un total de 683 280 heures de vie. Pour ces métiers pénibles, la période de travail est à calculer sur 40 ans d’activité, soit 64 280 heures. Même dans ce cas d’un salarié soumis à des travaux pénibles, dont l’espérance de vie est réputée plus faible, le travail n’écrase pas l’existence, puisqu’il n’en représente que 9,4 % du total. Quand on sait que, selon certaines études, un adolescent passe entre quatre et cinq heures par jour sur Internet, on observe comme Edgar Morin que les trois heures quotidiennes d’espérance de vie gagnées grâce aux progrès des sciences sont plutôt consacrées à la consultation des écrans qu’au travail lui-même ! Le travail n’a pas gagné la bataille du temps libéré. Ce sont les loisirs qui l’ont emporté.
Les économistes constatent que le taux d’activité en France est trop faible. Le taux d’activité mesure la part de la population au travail par rapport à la population en âge de travailler. Les libéraux considèrent que les incitations au travail sont insuffisantes, que le système français d’assurance chômage est trop confortable. Les économistes de gauche estiment pour leur part que c’est la récompense du travail, le salaire, qui est insuffisant et que son augmentation se traduirait par une hausse massive du taux d’activité (...) . La distribution de la valeur ajoutée des entreprises entre la rémunération du travail, celle des actionnaires, la part de l’investissement et de la fiscalité ne s’est pas déformée depuis trente ans. Disons-le tout de go : les salariés n’ont pas été sacrifiés, tant s’en faut.
Toutefois, on ne peut traiter la question sans mobiliser d’autres sciences que l’économie. Il faut faire appel à la géopolitique sociale pour mesurer les rivalités entre employeurs et employés ; à la géographie pour comprendre où se trouve le travail, où vivent les travailleurs et quels types d’emplois proposent les bassins locaux ; à l’histoire, qui renseigne sur les traditions du labeur et les formes d’organisation de la production de richesses ; à la psychologie pour évaluer le rapport entre les individus et la notion d’effort ; et sans doute aux neurosciences qui nous apprennent qu’une partie de notre cerveau cherche les solutions les plus faciles et les moins coûteuses en énergie pour régler nos problèmes. Dans la pensée économique, le travail occupe une place essentielle. On a longtemps défini la valeur d’une chose en déterminant la quantité de travail nécessaire pour la produire.
Ainsi, des questions toutes simples s’imposent : à quand remonte la notion de travail ? Peut-on dater le passage d’un monde de non-travail à une société du travail ? En abandonnant la chasse et la cueillette au profit d’un mode de vie pastoral puis agricole, plus sédentaire et plus organisé, l’Homme passe de nature à culture. Il entre sans le savoir dans l’ère du travail qui implique aussi celle du temps libre. Le travail opère le passage d’un statut à un autre. Il marque l’entrée des êtres humains dans la civilisation, en ce qu’elle représente le développement des caractères propres à la vie intellectuelle, morale, artistique et matérielle d’une société.
On mesure mal ce que nous devons collectivement au travail.
1. « Cynthia Fleury et Jérôme Fourquet : “Pour les Français, la valeur travail est devenue moins centrale” », Les Échos week-end, 5 janvier 2023.
2- La question du partage de la valeur
Pour redonner goût au travail, les organisations syndicales plaident en faveur d’une augmentation générale des salaires. Elles estiment qu’en payant mieux les employeurs trouveraient de la main-d’oeuvre. Est-ce si sûr ? En 2022, les entreprises ont prioritairement augmenté les bas salaires. « Le mouvement des Gilets jaunes a laissé des traces », me dit un dirigeant de PME.
Pour répondre à la question du partage de la valeur, consultons les travaux du très sérieux Institut Molinari. Ils confirment les travaux statistiques précédents. Sur une période longue de quarante ans, de 1980 à 2020, la valeur ajoutée des entreprises n’a subi aucune déformation au détriment des salariés. La part des salaires et des cotisations sociales représente 82 % de la valeur ajoutée des entreprises. C’est tout le contraire de la situation américaine, où l’écart de distribution s’est aggravé entre salaires et dividendes.
La valeur ajoutée s’obtient en déduisant du chiffre d’affaires ce que les experts-comptables appellent les « consommations intermédiaires », c’est-à-dire les achats dont l’entreprise a besoin pour réaliser son activité – du bois pour un menuisier, des matières premières alimentaires pour un restaurateur, des métaux et de l’électronique pour une entreprise de machines-outils. « À quantité de production égale, explique Nicolas Marques, directeur de l’Institut Molinari, il ne sera pas possible d’améliorer la situation des salariés. Nous sommes déjà à un niveau très élevé, comparable à celui de l’Allemagne et très au-dessus de nos partenaires italiens qui ont une distribution beaucoup moins favorable aux salariés, avec 50 % de la valeur ajoutée » (entretien avec l'auteur).
La part surabondante des salaires et des cotisations sociales dans les comptes de nos entreprises réduit l’excédent brut d’exploitation qui détermine entre autres leur capacité à investir pour assurer leur croissance. Les investissements des entreprises peuvent servir à leur croissance interne (elles augmentent leur capacité de production ou elles innovent) ou leur potentiel de croissance externe (elles achètent des concurrents pour renforcer leur poids sur le marché). Les entreprises françaises manquent de capital. Le lien entre un coût complet du travail élevé en France (salaire brut chargé) et la capacité des entreprises à réaliser des profits apparaît ici clairement. Le salaire brut chargé, soit ce qu’il coûte vraiment à l’employeur, est très généreux en France ; et les taux de marge des entreprises sont insuffisants, quand on les compare à leurs concurrentes étrangères.
Avec un taux d’emploi faible, inférieur à celui de ses concurrents, la France avance lestée de semelles de plomb. Quand on entre dans le détail de la distribution, le volume de personnes au travail dans les catégories en âge de travailler est bas, voire très bas. Dans la catégorie des 24‑55 ans, le taux d’emploi français est de 83 %. C’est encore assez satisfaisant, même si nos voisins allemands et néerlandais sont à 86 %. Les anomalies viennent des deux bouts de l’omelette : trop de jeunes gens mal formés ou sans formation, sans emploi et en difficulté pour entrer dans le monde du travail ; et, à partir de 55 ans, des présumés séniors éjectés du marché du travail avant l’heure de la retraite. Cette seconde anomalie fait chuter le taux d’emploi.
Syndicats et patronat se sont longtemps entendus sur cette idée simpliste qu’il serait normal de ne plus travailler après 55 ans. Heureusement, la tendance semble bien s’être inversée, quoique toutes les entreprises ne jouent pas le jeu. Les conséquences de ce double phénomène – jeunesse mal formée, séniors rejetés – se retrouvent ensuite dans les chiffres : la capacité de travail d’un Français est de 10 à 15 % inférieure à celle de nos concurrents. Il en résulte que notre PIB par heure travaillée est inférieur à la moyenne de la zone euro : une perte de 10 points de PIB et de 5 points de recettes fiscales qui viendraient pourtant renforcer une dépense publique utile. Contrairement à une idée reçue, les salariés ne sont pas dépossédés par les actionnaires, et le partage de la valeur leur est plutôt favorable. S’ils s’appauvrissent, ce n’est pas au profit du capital, mais à cause de leur refus d’augmenter leur temps de travail sur la semaine ou sur la vie.
Génération farniente. Pourquoi tant de Français ont perdu le goût du travail, par Pascal Perri, l'Archipel, 256 pages, 2023
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