par Mariette Darrigrand
Sémiologue et spécialiste du langage médiatique, consultante en entreprise, Mariette Darrigand nous convie à un beau voyage sur le sens du mot travail et celui des mots qui lui sont associés. « L'atelier du tripalium » (titre de son ouvrage) l'affirme et le justifie : « Non, le travail ne vient pas de torture ! »
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Il faut le proclamer : « tripalium » n'est pas l'étymologie de travail. L'histoire de
travail mérite d'être éclairée de bien d'autres façons que par la torture.
L'image du tripalium circule d’autant mieux dans le monde de l’entreprise ou des organisations qu’elle correspond bien au goût actuel pour la morbidité. D’ailleurs le titre d’une série dystopique radicalise l’idée par son titre, efficace mot-valise. Trepalium raconte comment, dans un avenir proche, un apartheid se créera entre les 20 % de la population qui travaillent encore et ceux qui auront été éjectés et laissés sans ressources par un système totalitaire, capable d’instrumentaliser la révolution de l’intelligence artificielle. En attendant ce funeste avenir, ChatGPT n’a besoin que de trois secondes pour produire son explication en apparence argumentée : « Le mot français “ travail ” vient du latin “ tripalium ”, qui était un instrument de torture constitué de trois pieux utilisé dans l’ancienne Rome. Ce mot latin a ensuite évolué pour désigner le concept de travail dans le sens moderne. Au fil du temps, le sens de “ travail ” s’est élargi pour englober toute activité productive ou laborieuse. »
Enfin, le succès dans un certain milieu du tripalium vient aussi du fait qu’il est très photogénique. Sur les réseaux circulent des pictos éloquents dont celui qui reprend la position de l’homme de Vitruve transformé en Christ en croix, membres écartelés, corps soumis au supplice de la roue. (…)
- Ce qu'avait vu Émile Littré -
« Tripalium » fait son entrée au musée du langage dès les tout premiers dictionnaires au XVIIe siècle. Au XIXe siècle se joue son statut de « vérité » étymologique. C’est aussi le moment où un premier doute apparaît. Années 1860, Émile Littré expérimente ce qu’on appellerait aujourd’hui une reconversion professionnelle. À soixante-deux ans, au lieu de prendre sa retraite, il commence un nouveau job. Lui, le scientifique, déjà auteur d’un dictionnaire de médecine, a décidé de se consacrer à sa véritable vocation. Il a fait de la sémiologie au sens premier : la science médicale qui analyse les symptômes. Puis au sens politique : il a analysé et utilisé les signes venus du corps social. Désormais, c’est à la source première qu’il veut remonter : les signes, il veut aller les chercher dans les mots. Il devient lexicographe. Les vingt dernières années de sa vie seront consacrées à finaliser la rédaction de son grand œuvre, le fameux Littré. Ce livre ouvre une voie nouvelle que le dictionnaire de l’instituteur Pierre Larousse, publié dix ans auparavant, n’avait pas entrevue, car trop tendu vers la seule conformité à l’orthographe.
L'homme de Vitruve, dessin de Leonardo de Vinci, vers 1490
Est-ce parce qu’il est scientifique ? Est-ce parce qu’il travaille depuis de nombreuses années auprès du philosophe positiviste Auguste Comte ? Est-ce parce qu’il a fait de la politique en tant que centriste rationaliste plaidant pour moins d’injustice sociale tout en croyant en la valeur travail ? Difficile de trancher, mais pour Émile Littré l’histoire du tripalium ne tient pas.
Qu’un I devienne un A, ça lui paraît bizarre. Qu’ensuite le P se transforme en V, c’est d’après lui impossible. Cela ne s’est jamais vu ou plutôt jamais entendu. Resté médecin, il sait que le langage se fait à l’oreille. On entend un mot avant de le comprendre. Alors, des jours et des nuits, Émile va ausculter toutes sortes de langues régionales qui donnent du français des variations phonétiques très intéressantes.
- Le travail : pour ferrer un cheval -
Un jour, il tient enfin son occurrence ! Il se dit : Et voilà le travail ! Plus exactement : et voilà le « trabalh » ! puisque le mot appartient à la langue d’oc. Il désigne en provençal – ou dans le Béarn de mes grands-parents – une machine en bois, constituée de quatre poteaux et de courroies de cuir, construction à l’intérieur de laquelle on place le cheval à ferrer. Le travail est donc d’abord l’outil principal du maréchal-ferrant. Dans cette France du sud, proche de l’Espagne – pays qui a développé le verbe trabajar –, trabelher c’est s’occuper d’un animal destiné aux travaux des champs. Il s’agit de faire en sorte que le cheval repose une partie de son corps et se repose temporairement pendant qu’on lui répare le sabot. Un peu plus tard, on peut voir aussi cette fois un bœuf ou une vache être reliés à un collègue animalier par le cou : mini-trabahl, petite poutre, harnais des champs. Certes, l’objet est pointu pour bien se ficher dans la terre ou s’enfiler dans une cheville de bois – la cheville ouvrière – mais il n’est pas du tout un objet de torture. Bien au contraire, ce tout premier « travail » vient aider à la fois l’homme et l’animal. Il est au service de l’animal laborans qu’ils forment ensemble.
Un travail à ferrer - ou simplement travail - permet de maintenir et immobiliser bœufs et chevaux lors du ferrage. Ferrer - c'est-à-dire poser des
fers sur un sabot d'animal - est un des travaux du maréchal-ferrant.
La trouvaille de Littré a été récemment corroborée. Le médiéviste André Eskenazi, convaincu que « tripalium est une chimère », a par exemple montré qu’en ancien français la « trave » est une poutrelle (ce dernier mot pouvant aussi désigner une « petite fille curieuse » qui veut tout voir et tout savoir et court dans les travées de la culture). Je citerai également la chercheuse hispanisante Marie-France Delport, qui a proposé en faisant un détour par l’espagnol que trabajar soit de la même famille que viajar, voyager… Ce territoire imaginaire, cet appel du large m’a sauté aux yeux car je savais par ailleurs que l’anglais travel avait été emprunté à l’ancien français – ce qui avait commencé quelques années plus tôt à me mettre la puce à l’oreille contre l’horrible tripalium.
Dans l’univers médiéval, à la suite du maréchal-ferrant, le travail s’applique au charpentier. Travailler c’est construire des traves : des poutres, des solives qui solidifient les toits des bâtiments. Avant de constituer des espaces entre des boiseries structurantes, les travées sont ces boiseries elles-mêmes. En ancien français, cet écosystème sémantique est très vivant. « Travail » venu du bois désigne peu à peu l’ensemble des efforts fournis pour construire des charpentes et des toitures. Des nefs – avec une belle assonance entre nef et tref (l’une des formes de « trave » en ancien français). À partir de cette origine spécifique, il s’agit de produire en général : de la nourriture, des objets, des raisonne- ments, des idées. Tout ce qui peut solidifier la vie. La travaillance est une vaillance. La travailleure, un labeur. La fatigue a longtemps été nommée la travailleuse.
Sur le fil de cette dynamique imaginaire, le risque de l’animalisation est constamment présent. Puisque entraveiller c’est lier l’animal et l’humain, ils sont toujours possiblement – et ensemble – bêtes de somme. De la machine à ferrer à la machine à accoucher il n’y a qu’un pas : une femme en travail met ses pieds dans des étriers – dégradante et animalisante comparaison. La trave se retourne vite en entrave. Il est clair que la limite est ténue entre le bel effort à la Spinoza – élan vital instinctif pour sortir de l’inertie – et l’effort conduisant à l’épuisement des ressources. Le travail est profondément ambivalent. Vaillance et souffrance se touchent. (…)
- Trave, véritable étymon de travail -
« Trave », véritable étymon de travail, est donc un mot poétique et sacralisant qui fleure bon les bois et les canopées. Il illustre magnifiquement ce qu’aujourd’hui on appelle sans plus de détail « le sens ». Dans le monde grec, beaucoup plus marin, existait déjà un trabos qui désignait les lattes de la coque des navires. Dans la villa romaine, ce bois forestier a vite constitué l’outil agricole privilégié. Notre travail, tout comme le trabajo espagnol ou le trabailho portugais, en est l’héritier direct. En France, comme dans tout le monde occidental, nous redécouvrons depuis peu la valeur des arbres, leur compétence, leur solidité, leur parfum d’écorce, leurs racines intelligentes. Dans tout cela : nulle image de torture ! Comme nos ancêtres du Latium ou d’Ombrie, nos cousins de Bavière ou de Pologne, nous voyons bien plutôt de l’appui, du soutien, de la collaboration entre nature et ingéniosité humaine. Une source de créativité également – quel berger n’a pas sculpté un morceau de bois ? Quel garde forestier ne s’est pas doté d’une canne-colonne ? (…)
Les haleurs, par Jules Adler, 1904
L’important aujourd’hui, dans un monde qui nous déracine de plus en plus, et le plus efficacement désormais par l’intelligence artificielle, est de garder un pied dans ce bois originel, cette forêt sémantique. Les conditions sont réunies pour que nous le fassions, car, sur les eaux de la fameuse « transition » que nous sommes censés vivre, nous savons bien nous réancrer dans la nature. Ancrage et voyage sont les deux mamelles de la condition contemporaine. Notre vision du travail a donc bien des racines et des ailes. Ne nous coupons pas de cette précieuse double souche. Sachons garder cette belle dynamique originelle. Sachons voir la poutre et nous en servir de tremplin.
L'atelier du tripalium. Non le travail ne vient pas de torture! par Mariette Darrigrand. Éditions Equateurs, 2024, 226 pages, 19€
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