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Pages retrouvées : "Apprendre à se reposer" de Paul Morand

En août 1937, il y a soixante-dix ans, Paul Morand publiait un bref ouvrage intitulé « Apprendre à se reposer ». Les congés payés avaient été institués un an plus tôt, par le gouvernement du Front populaire.


En 2007, l’apprentissage du repos demeure une vraie question. Quand nous ne travaillons pas, à quoi occupons-nous notre temps : à du loisir ou - ce qui est différent - à de l’oisiveté ? La réduction lente mais réelle du temps de travail, dans la semaine mais aussi dans la durée totale d’une vie humaine, nous conduit à réfléchir à l’organisation et à l’utilisation du temps libre. Les activités de formation sont notamment concernées. Nos engagements associatifs et extra-professionnels aussi.


Lorsque Paul Morand (1888-1976) publie « Apprendre à se reposer » en 1937, il est lui-même en retrait de la vie professionnelle. Ayant obtenu en 1926 sa mise à disposition du ministère des affaires étrangères, il entreprend de nombreux voyages et se consacre à l’écriture, sa deuxième carrière.



Il est réintégré dans son ministère en 1938. Sa carrière littéraire reprend en 1944, après sa demande de nouvelle mise en congé et sa révocation du Quai d’Orsay. Il est élu à l’Académie française en octobre 1968.

Paul Morand n’est pas le seul homme de plume à avoir conjointement mené une carrière littéraire et une carrière diplomatique. On pense bien évidemment à Chateaubriand et à Stendhal. Et aussi, contemporains de Morand, à Claudel, Giraudoux, Saint John Perse et Roger Peyrefitte. On peut aussi citer Romain Gary et, plus récemment Jean-François Deniau. Sans omettre Jean-Christophe Ruffin (prix Goncourt 2001) qui vient d’être nommé en juin dernier ambassadeur de France au Sénégal.


On trouvera ci-après l’introduction rédigée par Paul Morand à son opuscule « Apprendre à se reposer » (réédité en 1996 chez Arléa sous le titre « Eloge du repos).

B.V.

L’ART DES LOISIRS


Il suffit de regarder nos rues ou nos routes un samedi de ce temps pour constater que les lois nouvelles ont bouleversé la vie nationale. Les jeunes s’y sont adaptés sur l’heure : ils partent, ils courent, ils bondissent et c’est plaisir de les voir prendre d’assaut les gares, enfourcher des motos qui s’arrachent du pavé, sauter dans les trains en marche, sans autre bagage que leur élan vital. Les hommes mûrs, eux, gênés par cette retraite prématurée, tard levés, ramassent un à un leurs membres ankylosés par une inaction neuve et s’essayent pesamment à la flânerie. Quant aux vieux, je les vois tout démantibulés ; on les dirait condamnés au désoeuvrement à coups de sirène. Surpris par cette musarderie légale, ils restent au coin des rues, sur la place, éberlués par ces grands jours vides qui n’en finissent pas ; enfin, s’ennuyant trop, ils se réfugient dans leur vigne ou courent à leur potager, loin du traître repos, « cette bonace plus dangereuse que les écueils ».



Il existe une technique du congé, mais nul ne nous l’a enseignée ; nous avons appris de nos parents à mesurer ce que l’oisiveté nous fait perdre, non ce qu’elle nous fait gagner. Aujourd’hui, il nous faut réapprendre le relâchement. C’est un métier comme un autre ; c’est aussi une vocation.


Il y a des gens merveilleusement doués pour ne rien faire ; les Africains par exemple ; véritables flâneurs honoraires, ils savent comme les enfants tout ce que rapporte le temps perdu. D’autres ne se feront jamais à la paresse ; pour eux, elle est synonyme de découragement et de neurasthénie : ce sont les nerveux à tempérament lymphatique que l’apathie guette dès qu’ils de détendent, comme une espèce de mort. D’autres enfin, les anxieux, s’agitent, se démènent dans leurs soucis, s’y vautrent comme dans un vice dont rien ne les divertit. La plupart des hommes restent inertes devant le trou noir des vacances. « Ce baume secret de l’âme qui suspend soudainement les plus ardentes poursuites, cette béatitude qui nous console de toutes nos pertes et qui nous tient lieu de tous les biens », cette paresse vantée par La Rochefoucauld, leurs mains inexpérimentées la tournent et la retournent en tout sens ; bientôt elle pèse à leurs bras humbles et ils la posent à terre avec un soupir, soulagés.



La morte-saison, « la morte », comme disent les couturières, il faut qu’elle cesse d’être le fléau par excellence et qu’elle prenne figure de bienfait. Mais que fera de ses vacances un peuple qui n’aime pas avec passion la nature ? Déjà le week-end, ce sabbat accolé au dimanche chrétien, est bien long pour une nation qui a le labeur dans le sang et qui, quand elle en est privée, le remplace par le bricolage. L’oisiveté exige tout autant de vertus que le travail : il y faut la culture de l’esprit, de l’âme et des yeux, le goût de la méditation et du rêve, la sérénité, toutes valeurs bien rares aujourd’hui : ce ne serait pas les acquérir que d’employer ses dimanches à se créer de nouveaux besoins, des soucis inédits, ajouter au mouvement d’une vie déjà trop mouvementée ; au contraire, ce serait tomber dans un épuisement dont les jours ouvrables et le travail mesuré au cordeau ne suffiraient pas à nous guérir.


Les classes ouvrières, dont le gouvernement vient avec équité d’allonger les loisirs, encore imprégnées d’esprit bourgeois, vont sans doute nous interroger pour apprendre de nous le secret d’un heureux délassement. Hélas ! Oserons-nous nous proposer en exemple ? Les classes bourgeoises se sont compliquées la vie au point qu’il n’est plus de détente pour elles : elles n’observent plus la trêve du Seigneur ni l’ordre divin de dormir la nuit ; les plus riches perdent la santé dans le désoeuvrement, la fantaisie dans le plaisir et ils vivent à contresens, sans même avoir l’excuse du besoin ; ils ont remplacé le besoin par les besoins.


Ainsi, par une diabolique ironie, le repos vient aux hommes quand ils ne savent plus ou quand ils ne savent pas encore quoi en faire ; quand sonne l’heure du congé les douces vertus nécessaires pour l’affronter leur manquent. Le travail cessant, il va falloir que nous apprenions maintenant à nous reposer.

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