par Julie Leroy
En annonçant la reprise en main de l’assurance chômage pour juillet 2024, pour la troisième fois en cinq ans, l’Etat remet implicitement en cause la gouvernance de ce régime que les partenaires sociaux gèrent depuis 1958. En dépit de périodes de tension très fortes, liées aux différentes crises que la France a traversé depuis le premier choc pétrolier en 1973, jamais l’Etat n’avait fait preuve d’une telle résolution pour reprendre la responsabilité de l’assurance chômage.
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Les nouvelles règles de l’assurance chômage telles que les avaient prévues les partenaires sociaux (à l’exception de la CGT et de la CGE-CGC) dans leur protocole d’accord du 10 novembre 2023 n’entreront finalement pas en vigueur. Leur agrément par le gouvernement était suspendu à l’aboutissement de la négociation interprofessionnelle sur le pacte de la vie au travail. Celle-ci ayant échoué, le gouvernement a annoncé la définition de nouvelles règles d’indemnisation du chômage par décret d’ici l’été 2024. Les organisations syndicales ont unanimement dénoncé cette nouvelle réduction des droits. A l’inverse, le Medef a exprimé son souhait de voir les règles d’assurance chômage devenir plus incitative à la reprise d’emploi, soutenant ainsi la démarche du gouvernement.
Ce dernier épisode clôt douloureusement pour les partenaires sociaux une série de rendez-vous manqués sur l’assurance chômage. La question du maintien de la gestion paritaire de ce régime est désormais posée.
Cette reprise en main de l’assurance chômage depuis 2019 s’inscrit et s’explique par un contexte de difficultés budgétaires et de recherches d’économies.
-Juillet 2019 : première réforme gouvernementales-
En juillet 2019, l’Etat fixe les règles d’indemnisation et de contribution à l’assurance chômage à la suite de l’échec de la négociation engagée fin 2018 par les partenaires sociaux. Le document de cadrage adressé à l’époque par le gouvernement leur assignait, entre autres prescriptions, de réaliser entre 1 et 1,3 milliards d’euro d’économie par an sur trois ans. Ce plan d’économie très ambitieux s’est heurté à la difficulté pour les organisations syndicales d’accepter des restrictions sur les droits des demandeurs d’emploi d’une telle ampleur, sans contrepartie significative de la part des organisations patronales.
La justification principale de cette volonté de régulation de la part des pouvoirs publics était la nécessité de redresser les finances de ce régime. La dette de l’Unédic s’élevait, en 2017, à 33,5 milliards d’euros pour un déficit annuel de 3,8 milliards d’euros. Or indépendamment du caractère paritaire de sa gestion, les déficits de l’Unédic sont pris en compte dans le déficit public annuel de la France qui, selon les critères européens, doit être inférieur à 3 % du PIB. L’intervention de l’Etat, dans un tel contexte, n’était guère surprenante.
Cette première réforme a été mis en œuvre progressivement de juillet 2019 à fin 2021 en raison de la crise sanitaire et des différents contentieux engagés par les organisations syndicales. Elle a profondément remanié l’assurance chômage en réduisant les allocations pour les personnes qui alternent contrats courts et périodes de chômage, en introduisant la dégressivité de l’indemnisation pour les salaires les plus élevés, en durcissant les conditions d’obtention des droits et en instaurant une modulation des contributions patronales dans les secteurs qui recourent massivement aux contrats courts (bonus-malus). Parallèlement, elle ouvrait droit aux allocations d’assurance chômage à de nouveaux bénéficiaires : les salariés démissionnaires et les indépendants, conformément aux engagements de campagne du Président de la République.
-Février 2023 : réduction des durées d’indemnisation-
Malgré cette réforme, la dette de l’Unédic s’est fortement aggravée à partir de 2020 en raison de la crise sanitaire. Elle s’établit à 59 milliards d’euros fin 2023 après être monté à 63,6 milliards d’euros pendant la crise du Covid. La persistance des difficultés financières, l’évolution favorable du marché du travail avec pour la première fois un taux de chômage à quasiment 7% et des tensions sur la main d’œuvre, ont incité les pouvoirs publics à réviser en février 2023 les paramètres d’indemnisation pour la deuxième fois. L’objectif principal du gouvernement était d’introduire la modulation des durées d’indemnisation en fonction de la situation économique. Ainsi, ces dernières devront être réduites lorsque l’économie se situe en haut de cycle et, à l’inverse, allongées elle se dégrade afin que les demandeurs d’emploi soient mieux protégés dans les périodes où la probabilité de retrouver un emploi est faible. L’inscription de ce principe de contracyclicité dans la règlementation d’assurance chômage, réduisait, de facto, les marges de manœuvre des partenaires sociaux pour les négociations à venir.
Les partenaires sociaux ont ouvert une nouvelle négociation en septembre 2023. L’Etat leur a assigné, à cette occasion, de consacrer une partie des excédents financiers de l’Unédic, issus des deux réformes précédentes, au financement de différentes politiques de l’emploi, soit une contribution progressivement portée de 2 à 4 milliards d’euros par an d’ici 2026.
Echaudés par l’échec de la dernière négociation fin 2018, les partenaires sociaux ne se sont pas enfermés dans une discussion budgétaire menée par l’Etat et ont commencé les discussions en réfutant les hypothèses financières du document de cadrage. Ils parviennent à un accord fin 2023, que la CGT et la CFE-CGC refusent de signer. Seul le paramétrage de l’indemnisation des seniors n’est pas finalisé, dans l’attente de la négociation sur l’emploi des seniors.
Evitant le sujet délicat et potentiellement contentieux de la compatibilité de l’accord avec son cadrage financier, le gouvernement refuse d’agréer les nouveaux textes tant que la négociation sur le pacte de la vie au travail n’a pas abouti.
L’échec de cette négociation en avril 2024 entraîne avec lui l’accord relatif à l’assurance chômage de novembre 2023.
Taux de chômage en France depuis 1975
Source INSEE: enquêtes Emploi, séries longues sur le marché du travail
-Juillet 2024 : troisième intervention gouvernementale-
Le gouvernement exprime de nouveau son souhait de revoir à la baisse les règles d’indemnisation d’ici l’été 2024 afin, est-il affirmé, de favoriser le retour à l’emploi rapide des chômeurs indemnisés. Cette intervention s’inscrit, avant tout, dans un contexte de dégradation des finances publiques. Le déficit s’étant finalement établi à 5,5 % du PIB en 2023 au lieu des 4,9 % attendus, le gouvernement cherche des sources d’économie, bien au-delà des 10 milliards d’euros annoncés fin 2023. La réforme pourrait porter notamment sur les conditions d’accès à l’assurance chômage et l’indemnisation des seniors. Les économies attendues sont de 3,6 milliards d'euros.
C’est la première fois depuis la création du régime d’assurance chômage que l’Etat fixe les paramètres d’indemnisation pendant une période aussi longue. Quelques précédents peuvent être identifiés au cours des 60 ans d’histoire de ce régime, en 1982 et en 2000 notamment. Toutefois, jamais les pouvoirs publics n’avaient véritablement entendu remettre en cause la gouvernance paritaire de ce régime. Encore aujourd’hui, le gouvernement se garde bien de l’évoquer ouvertement. Pour autant, la question se pose. Outre, les échecs successifs des négociations ouvertes en 2018 et en 2023, les évolutions que l’assurance chômage a connu depuis les 15 dernières années soulèvent la question du rôle des partenaires sociaux et de la gestion paritaire de l’assurance chômage.
-Besoin de clarifier la gouvernance-
Les modifications successives de l’assurance chômage appellent une clarification de la gouvernance de l’Unédic et des partenaires sociaux.
La création de Pôle emploi en 2008, issu de la fusion de l’ANPE et des Assédic a privé l’Unédic de son réseau opérationnel. A cette occasion, les partenaires sociaux ont également perdu le recouvrement des contributions d’assurance chômage et par conséquent, le lien avec les entreprises. Cette collecte, après de nombreuses discussions, a finalement été transférée à Pôle emploi puis aux URSSAF en 2011. L’existence de ce précédent permet de mieux comprendre la résistance unanime des partenaires sociaux au transfert du recouvrement des cotisations du régime de retraite complémentaire Agirc-Arrco, par les URSSAF. Initialement prévu pour 2022, ce transfert a finalement été abandonné par le gouvernement. Dans ce dossier, les partenaires sociaux ont réussi à préserver, au moins temporairement, l’intégrité de leur gestion paritaire.
Au final, les partenaires sociaux ont conservé jusqu’en 2019, au prix de difficultés grandissantes face à l’Etat, la responsabilité de définir les règles de fonctionnement de l’assurance chômage, soit les paramètres d’indemnisation et le taux des contributions.
L’évolution du marché du travail, avec un taux de chômage durablement élevé, la multiplication des contrats courts et différentes externalités très coûteuses (indemnisation des frontaliers, régime des intermittents du spectacle, prise en charge du chômage partiel pendant la crise du COVID etc.) ont très fortement compromis le modèle financier sur lequel l’assurance chômage était construite.
Les contributions salariales ont été remplacées par une ressource issue de la CSG, c’est-à-dire l’impôt, rompant ainsi, partiellement, avec la nature contributive d’un régime qui fonctionnait jusqu’ici sur des principes assurantiels. En outre, les différentes réformes opérées depuis 2019 tendent à limiter le montant et la durée des allocations et à étendre le champ des bénéficiaires de l’assurance chômage notamment aux indépendants et aux démissionnaires. Un glissement vers une universalité de la protection contre la perte de revenu, plus caractéristique d’un régime d’assistance, s’opère progressivement.
Cette évolution par petites touches finit par saper la lisibilité du système et se traduit par une conflictualité accrue entre les partenaires sociaux d’une part et dans leurs rapports avec l’Etat d’autre part. En témoignent les nombreux contentieux introduits par les organisations syndicales à l’encontre de la réforme de 2019.
L’intention originelle du Général de Gaulle en confiant, en 1958, la responsabilité de ce régime aux partenaires sociaux était de leur procurer un terrain de discussions et d’entente en dehors des conflits du travail. Cet objectif s’est quelque peu perdu dans les accusations réciproques de mauvaise gestion de la part des partenaires sociaux et du gouvernement. Paradoxalement, les accords sur lesquels les partenaires sociaux ont réussi à s’entendre, en 2023 ou quasiment en 2018 démontrent leur volonté de négocier et de trouver des voies de passage, malgré la confrontation avec un gouvernement de plus en plus prescriptif et exigeant. De ce point de vue, l’intention exprimée en 1958 semble s’être réalisée mais est-elle encore d’actualité ? Au vu des dernières évolutions, la réponse paraît négative.
Jean-Paul Domergue, Histoire de l’assurance chômage, Comité d’histoire de la sécurité sociale, 2019
En effet, jusqu’à présent, les gouvernements précédents avaient exercé des pressions, parfois très fortes, comme en 1982[1], mais avaient fini par rétablir les partenaires sociaux dans leurs responsabilités une fois les objectifs, généralement financiers, atteints. Cette issue semble désormais peu probable compte tenu de l’importance des transformations qui affectent ce régime depuis plus de quinze ans et qui ne sont pas achevées.
-Quelles finalités pour l'assurance chômage ?-
Ainsi, aux évolutions déjà citées, s’ajoutent l’apparition de nouvelles formes de travail plus ou moins indépendant et la multiplication des emplois non titulaires dans la fonction publique, voire la disparition de la garantie d’emploi pour les fonctionnaires, évoquée par Stanislas Guerini, ministre de la Transformation et de la Fonction Publiques. La subsistance d’une assurance chômage financée exclusivement par le secteur privé paraît difficilement justifiée. La généralisation du risque de perte de revenu transforme la nature de l’assurance chômage et la question de la contribution de l’Etat se pose avec plus d’acuité encore qu’auparavant.
La finalité de l’assurance chômage doit donc être réinterrogée au regard de l’ensemble de ces facteurs. Ce n’est qu’un fois résolue la question du risque à assurer et de la manière de le financer que celle de la gouvernance doit être posée. La place des partenaires sociaux pourrait être examinée sous cet angle, le champ des possibles restant alors largement ouvert. Le point d’atterrissage pourrait se situer entre une gestion relativement autonome comme celle qui a prévalu pendant une cinquantaine d’années pour l’assurance chômage et un rôle de simple figuration, comme cela peut être le cas dans d’autres régimes de protection sociale. D’autres combinaisons sont également possibles. Elles ont d’ailleurs existé à certaines périodes et consistaient en un socle universel fondé sur l’assistance, financé par la solidarité et géré par la puissance publique complété d’un système assurantiel piloté par les partenaires sociaux. En tout état de cause, une clarification s’impose, préférable au système actuel.
Pendant près 60 ans les partenaires sociaux ont assuré la gestion et le pilotage de l’assurance chômage. Ils en ont aussi assumé le prix politique à l’occasion des différentes crises qui ont émaillé l’existence du régime.
Quoi qu’il en soit, le lien évident des partenaires sociaux avec les réalités sociales du pays, leur capacité à élaborer en commun des solutions et à les faire appliquer, devrait inciter le gouvernement à permettre aux partenaires sociaux de jouer réellement leur rôle de corps intermédiaire. L’organisation du marché du travail et l’adaptation des différentes institutions de protection sociale aux besoins des travailleurs ne peut reposer sur la seule puissance publique. L’Etat devra pour cela éviter la tentation de fixer un cadre trop étroit à la négociation et à la concertation tout en assurant l’articulation avec les autres politiques publiques, notamment celle de la formation.
[1] Le décret n° 82-991 du 24 novembre 1982 qui apportait des modifications substantielles à l’indemnisation, telle la création des délais de carence et différentes mesures de prorogation furent appliqués jusqu’à la convention du 24 février 1984, cf Jean-Paul Domergue « Histoire de l’assurance chômage ».
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18 juin 2004 Les secours aux chômeurs avant l'UNEDIC
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